Une plume

La plume illustration
Ce matin, une plume
Se profile
Elle se glisse dans l'écume
De la ville
Elle traverse le boulevard
Qui l'emporte
L'aube la prend, c'est l'espoir
Qui la porte
Jusqu'à moi
Chaque jour
J'ouvre des portes
Je veille là
Ce matin, l'uniforme
Que j'enfile
Est tout bleu, il est comme
L'âme des villes
Quand elles pleurent, la serrure
Se brise, puis
S'enraye et puis se mure
Dans l'oubli
Du savoir
Chaque jour
J'ouvre des portes
J'dis bonjour
Ce matin, à l'entrée
Du savoir
Un homme seul m'a d'mandé
De l'espoir
"Les rues pleurent, on ne vit pas
A Paris
On survit, regarde-toi"
Il m'a dit
Ouais, je sais
Chaque jour
J'ouvre des portes
Mais cette fois
Ce matin, je lui tend
Un journal
Qui traînait, ça se vend
Pas trop mal
Il paraît ; son regard
Tout de bleu
Dans les lignes il se perd
On est deux
Regardant
Chaque jour
Une plume
Qui ouvre les portes

Le jour se lève

Les lumières de la soirée

Se sont éteintes

Les robes et les verres cassés

Brisent leur étreinte

Bientôt l’éclat de ces parures

Prendra une nouvelle tournure

Un oiseau rêve

Battant des ailes

Et comme le disait Marcel

Le jour se lève

 

Le brouillard aussi s’est levé

Comme nos yeux

L’oiseau de ses ailes a volé

D’un air heureux

C’est qu’elle revit la nature

Quand dans les villes bruissent les murs

Un café rêve

Et dans sa crème

Le brave Marcel lit lui-même

Le jour se lève

 

Les silhouettes au poing levé

Sont apparues

Elles se sont soudain dressées

Et se sont tues

Est-ce le cri du macadam

Un hommage à toutes ces âmes

Les Justes en rêvent

Et dans leurs bombes qui tombent

Marcel y entend des colombes

Le jour se lève

 

Les lumières de la journée

Sont évanouies

Les verres aussi sont brisés

Seuls dans la nuit

Bientôt le monde choisira

Quelle parure lui siéra

Le jour rêve

D’une nuit d’or

Mais elle est terne Marcel s’endort

Le jour se lève

Haut les chœurs ! #3 – les séquoias (Analyse)

Pourquoi j’ai choisi les séquoias

Haut les chœurs ! Après mon analyse d’une chanson de Bob Dylan (que je ne peux que vous recommander, et je parle bien sûr de la chanson), retour dans le présent avec les séquoias, un titre de Pomme dont les notes ont agréablement bruissé dans mes oreilles. Plus que d’autres, c’est particulièrement cette chanson qui m’a donné envie de découvrir l’artiste. Il est vrai que j’étais déjà familier avec la chanson française (j’en parlerai dans un prochain Haut les chœurs !), mais une chanson française plus traditionnelle, plus ancienne peut-être, et sans doute, disons-le, moins sophistiquée. Comme d’habitude, je vous conseille d’écouter, voire de réécouter la chanson avant de lire mon analyse : cela facilitera votre lecture et la rendra plus agréable !

Une ode à la nature en détresse

C’est la première chose qui m’a touché dans cette chanson : l’évocation du lien avec la nature. Certes, on peut trouver d’autres chansons qui évoquent notre rapport au climat, que ce soit la Fièvre de Julien Doré ou le « ciel noir » évoqué par Gauvain Sers. Mais ces titres restent dans une tonalité très sombre, dressant le constat qu’il est déjà trop tard pour la nature. Ici, on retrouve le topos (dérivé de topique, désigne un sujet récurrent) de la nature personnifiée, avec la mention au refrain des « arbres assassinés ». Néanmoins, une lueur d’espoir perce encore dans la folle destruction de la nature par l’humanité, matérialisée par l’irruption des trémolos du piano. En effet, la répétition anaphorique de l’adverbe « avant » indique l’infime possibilité de recréer avec la nature un lien disparu.

Par ailleurs, j’ai trouvé que la structure de la chanson reflétait adroitement cette image d’une nature fracturée et fragilisée. La scansion des deux premiers vers qui ouvrent la chanson met à mal le rythme habituel du mètre, puisque les syllabes sont chantées ainsi : 1-3-3-4, au lieu d’un habituel 5-6 (pour un hendécasyllabe) ou 5-5, 6-4 (pour un décasyllabe). Le lien entre l’être humain et la nature est donc fragile et rare, ce que souligne aussi le jeu en arpèges qui sème doucement les notes.

En cela, les séquoias exprime une forte empathie pour la nature, et l’envisage comme un être vivant. Par conséquent, le je de la chanson rappelle la complémentarité qui peut exister entre l’humain et la nature. Le vers « j’ai respiré en entier pour une fois » met en lumière l’aspect précieux de la nature, non seulement comme essentielle à notre vie, mais aussi comme un monde, une identité-refuge. Et l’on comprend mieux, dès lors, que ce même vers introductif soit aussi celui qui referme la chanson, créant une sorte de bulle. Un refuge, en somme.

Vue en contre-plongée de séquoias géants. © Tristan Brynildsen/123RF. Tous droits réservés.

La nature comme reflet d’une détresse humaine

Un mot sur le titre, que je n’ai pas encore évoqué. Les séquoias fonctionnent bien sûr comme une synecdoque, un symbole de la nature. Plus concrètement, ces arbres sont souvent très grand, avec un tronc imposant et des branches aux multiples ramifications. On peut donc considérer les séquoias comme la représentation d’une nature complexe, à la fois apaisante et protectrice.

Néanmoins, cet aspect protecteur est fragile, et fonctionne en contrepoint de la fragilité du je de la chanson (qui est peut-être l’artiste elle-même). Ainsi, « l’allée des séquoias » est un monde clos avec une ligne de fuite pour seul horizon. Cet aspect entre en résonnance avec le premier refrain, qui mentionne « la rivière asséchée ». J’ai trouvé cette évocation très bien amenée, car il s’agit en réalité d’une syllepse de sens. On peut d’abord interpréter l’image au sens d’une référence à la sécheresse, qui rejoindrait les « caniveaux de la planète » dont parlait Gauvain Sers. Mais on peut aussi la prendre au sens métaphorique des larmes humaines que la nature apaiserait. On peut appliquer la même logique, quoique d’une façon plus ambiguë, au second refrain. « Les arbres assassinés » peuvent dénoncer la déforestation, mais résonnent aussi bien comme l’écho d’une blessure personnelle, par exemple.

De la même façon, le vers qui clôt chaque refrain suit toujours la même structure, avec une personnification des séquoias. Là encore, je vois deux grandes possibilités d’interprétation. D’une part, le renforcement de ce que j’évoquais plus haut, à savoir d’un idéal humain proche de la nature. Mais d’autre part, on peut aller beaucoup plus loin, en émettant l’hypothèse que les séquoias ne désignent que des humains qui sont nature. Je m’explique. La chanson est écrite à la première personne du singulier, mais aurait tout aussi bien pu l’être à la première du pluriel. Les séquoias pourraient avoir comme fonction de rappeler à l’humain sa proximité première avec la nature. Cet aspect est d’ailleurs un topos, caractérisé dans le mythe de l’Âge d’Or que décrit Hésiode dans Les Travaux et les Jours.

Une ballade…qui s’achève un peu vite

Que retenir de cet apaisement qui dure trois minutes et quatorze secondes ? Je dois bien avouer que l’orchestration globale m’a frappé dès la première écoute, et notamment ce triptyque instrumental piano / guitare / voix, plutôt rare de nos jours. Avant de formuler mon appréciation générale, je vais tout de même évoquer quelques points pour nuancer mon analyse plutôt dithyrambique…

D’abord, les vocalises du refrain : elles sont techniquement très réussies, mais je trouve qu’elles n’apportent pas grand-chose. Au moment de la composition, on aurait pu préférer faire ressortir un instrument, le piano par exemple, pour jouer la mélodie. Il y aurait ainsi eu une cohérence entre le repos de la voix et l’apaisement que suggère les paroles.

D’autre part, la brièveté de la chanson m’a laissé sur ma faim. Le réseau d’images propose une évocation ample et sublime de la nature. J’attendais, pour ma part, que cette amplitude se reflète dans le texte : l’autrice aurait pu pousser l’exploration de ce monde des séquoias plus loin, dans plusieurs directions. La chanson n’évoque pas les causes de cet attachement à la nature. Quel est ce personnage qui retient « tous les secrets du vent » ? On ne sait pas. L’idée de solitude aurait aussi pu être introduite moins rapidement. Bref, j’attendais un ou deux couplets supplémentaires pour que l’univers construits soit parfaitement cohérent à mes yeux.

Visuel de la chanson. © Pomme. Tous droits réservés.

Pour conclure : Les séquoias, une ballade introspective humaniste et engagée

Finalement, malgré sa brièveté et quelques points dans la composition qui m’ont déplu, j’ai beaucoup apprécié cette chanson. Sa narration, la pertinence de l’accompagnement, et la technique vocale très fine servent parfaitement l’image d’une allée de séquoias réconfortante mais fragile. Les séquoias propose un univers qui se donne à voir comme un miroir de l’humanité, reflétant l’urgence tout autant qu’une certaine délicatesse existentielle. Et comme l’art ne se note pas, je vous laisse là, et j’espère que vous aurez apprécié cet article. N’hésitez pas à le partager, et surtout : haut les chœurs !

Les Vieux Normands – Chapitre 15 : Jacques ou le vent soufflant sur une plage de Bretagne en fin de soirée

On avait convenu que Jeanne-Claude utiliserait ses réseaux dans la région pour rechercher Jacques et le pister dès qu’il serait en vue. Pendant ce temps, les autres devaient s’organiser pour libérer Albert des locaux de la Police. Jean-Claude Trifouille, armé de son éternel chalumeau, commanderait les opérations. L’objectif était de libérer Albert au plus vite, puis d’attendre un appel des sbires de Jeanne-Claude qui localiseraient Jacques. La libération d’Albert, qui promettait d’être rocambolesque, servait cet objectif puisqu’il attirerait sans doute l’attention de Jacques. Michel se rendrait dans le même temps à l’hôpital pour interroger les gendarmes sur l’affaire des cageots de poisson, bien entendu sans mentionner les événements du commissariat. Ils devraient ensuite capturer Jacques avant qu’il n’atteigne son sous-marin. Si la capture échouait, il était convenu de ne pas embarquer à bord du sous-marin, car Michel, qui s’y connaissait, était convaincu que l’on n’était pas sûr d’en revenir.

Ce fut une course contre-la-montre. Michel se rua à l’hôpital, avant de réaliser qu’il partait dans la mauvaise direction puisqu’il avait oublié son plan de la ville, ce qui provoqua la colère de Jean-Claude Trifouille. Ce dernier, accompagné de Luna et Yves-Martin, entra en grande pompe dans le poste de Police, comme cela avait été convenu. Tandis qu’il courait après les gendarmes armé de son chalumeau, les deux autres se faufilèrent par une porte dérobée, juste derrière un bureau, qui menait aux cellules secrètes. C’était Luna qui, en connaisseuse des prisons – son père y faisait de fréquents séjours – avait soufflé l’information à Yves-Martin. Il arrivèrent dans un couloir de pierre, aux parois humides, et où cohabitaient de nombreux insectes juchés dans les recoins du plafond où perçaient quelques touffes de mousse. Les murs, épais, étouffaient le vacarme du commissariat où Jean-Claude terminait de faire fuir les gendarmes les plus enhardis. Le couloir, bien que sombre, ne menait guère plus loin que quelques mètres, et les deux compagnons, seulement équipés d’une lampe torche, ne virent aucune cellule, comme l’avait espéré Luna. Pris soudain de désespoir, Yves-Martin cria le nom d’Albert à tue-tête, et attendit une réponse, sa voix amplifiée par l’écho. Tendant l’oreille, et alors que l’écho semblait ne rencontrer que l’immense édifice du silence, une voix, perçant les profondeurs des murs, s’éleva, discrète et familière. « C’est moi, Albert ! Par ici ! ». Ainsi, l’ex-journaliste guida Luna et Yves-Martin au son de sa voix. Ils ne l’avaient pas trouvé, et pour cause : sa cellule était juchée en haut d’une cavité qui fendait la paroi en deux, de sorte que quiconque voulant y accéder se voyait contraint d’escalader la paroi et, tâche bien plus périlleuse, de redescendre ensuite, dans le noir. Luna tenta d’escalader à l’aveugle tandis qu’Yves-Martin l’éclairait, mais la lueur était trop insuffisante pour qu’elle pût distinguer les contours de la cellule. Un grand fracas se fit soudain entendre, qui illumina le couloir, les ombres des enquêteurs côtoyant les silhouettes des rares prisonniers encore vivants dans leur cellule. Ce bruit, cette lumière, c’était Jean-Claude Trifouille, armé de son chalumeau. Il observa la cavité qui séparait du sol la cellule d’Albert et, d’un ton expert, jaugea : « Eh bien, on ferait mieux de s’y mettre maintenant, parce que croyez-moi, y’a du boulot ! »

Pendant que le commissariat était sens dessus dessous, Michel vaquait et se perdait à travers les couloirs de l’hôpital, dans lesquels il avait toujours disposé d’un piètre sens de l’orientation. Après s’être rendu à l’accueil, on lui avait en effet indiqué que les gendarmes étaient « hospitalisés dans un compartiment à l’abri des visites », mais qu’il pouvait tout de même tenter sa chance au « Bureau des Visites spéciales », près de la porte numéro trois, au cinquième étage, après l’escalier vert. Mais seulement voilà : il était monté au cinquième par l’escalier bleu, et ne trouvant pas la porte numéro trois, il fit l’erreur de redescendre d’un étage, pensant avoir failli sur le nombre, ne se doutant pas que la nuance entre vert émeraude et bleu opalin fût à l’origine de ses ennuis ; et de là, ne sachant plus par où aller, il interpella une aide-soignante, prénommée Suzanne d’après son badge, qui l’informa fort aimablement que l’escalier vert était accessible à l’autre bout du couloir, en passant par la porte numéro douze, en face des toilettes pour messieurs. Michel la remercia, et suivit la direction indiquée tout en se demandant pourquoi diable la porte numéro trois était située au cinquième étage, alors que la porte numéro douze ne se trouvait qu’au quatrième.

Pendant que Michel se perdait dans un dédale de couloirs mornement éclairés, Jean-Claude finissait d’aménager dans la roche un petit escalier, qui devait faciliter grandement l’accès à la cellule d’Albert. Mais voilà, le chalumeau de Trifouille n’était guère éternel, et rendit soudain l’âme dans une ultime étincelle rocheuse. Alors Luna, toujours éclairée par la lampe d’Yves-Martin, et assistée de Jean-Claude qui lui fournissait quelque indication technique, grimpa l’escalier qui avait l’air de tenir bon, jusqu’à la dernière marche, où Jean-Claude, qui l’avait trouvée « un peu juste », prévint d’une certaine instabilité. Juchée à dix mètres du sol, Luna n’en menait pas large : elle prit le peu d’élan qu’elle pouvait, puis sauta, retombant toute entière dans la cellule d’Albert, à l’exception de sa jambe droite qui s’appuya sur ladite marche, laquelle s’effondra aussitôt, causant une frayeur dans l’assistance. Enfin, la jeune femme se redressa, et vit Albert qui venait à sa rencontre. Il avait les yeux creusés, une barbe plutôt fournie, mais son regard brillait toujours de la même intensité. « Ça alors, je pensais vous revoir tous comme ça, mais dis donc, comment vous avez pu me retrouver là-dedans ? C’est-à-dire que Luna nous a bien été utile… Tiens, Yves-Martin, t’es là aussi ? Faut croire… Et vous, avec votre chalumeau, vous êtes qui ? Jean-Claude Trifouille, j’connais votre grand-mère, on a fait un sacré bout de chemin ensemble. »  A l’évocation de Jeanne-Claude, Albert se hérissa : il sentait, sans rien savoir encore, que sa grand-mère trafiquait quelque chose.

Et il ne se trompait pas. A quelques kilomètres de là, aux alentours de l’hôpital, un homme vêtu de blanc observait le parking, à l’ombre d’un camion. Cela faisait un bon moment, peut-être une heure ou deux, qu’il attendait là. Il avait depuis longtemps renoncé à sa paire de jumelles, préférant ses écouteurs qui diffusaient de vieilles musiques country. Presque découragé par le vent qui sifflait à ses oreilles, et l’absence totale d’intérêt de sa mission, il s’apprêtait à dormir lorsqu’il aperçu deux hommes qui marchaient en direction de l’hôpital, vers l’entrée réservée au personnel. Il prit immédiatement ses jumelles. L’un, silhouette pressée et élancée, semblait invectiver l’autre, plus lent, et muni d’une canne car il semblait aveugle. L’homme sorti de son veston une liasse de documents, en tira deux photographies, et les compara avec les deux hommes qu’il venait de voir. Pour le premier, pas de doute : c’était bien Jacques. Le second, en revanche, lui était inconnu. Il fouilla dans ses documents, sans succès. Puis il les suivit, appelant au passage Jeanne-Claude : « Je l’ai trouvé. Hôpital. Filature. Terminé ».

A l’intérieur de l’hôpital, Michel trouva enfin la porte de l’escalier vert. Mais il fut pris d’une envie pressante, et se dirigea vers les toilettes. Puis il s’engouffra dans l’escalier, montant les marches du plus vite qu’il le pouvait. Arrivé au cinquième étage, il partit sur sa droite, trouva par chance la porte numéro trois, et constata qu’un ascenseur y arrivait directement. Maudissant Suzanne et les escaliers, il entra, essoufflé, dans le Bureau des Visites spéciales. Trois personnes attendaient là. Un monsieur plutôt âgé, considérablement rabougri, et vêtu d’un imperméable vert bonbon qui n’était pas à son honneur, se trouvait juste devant lui. Puis venait un homme qui portait une casquette racornie par le sel, et de grosses bottes. Il avait l’air d’accompagner un autre homme devant lui, plus sec, tout de noir vêtu, et qui semblait pressé. Michel tiqua à la vue de cette stature qui lui rappelait quelque chose. Mais, se disait-il, c’est sans doute mon esprit fatigué qui me joue des tours. Il attendit patiemment son tour, et quand il arriva devant le bureau, une femme sans âge à la voix geignarde l’interrogea : « Nom, prénooom ». Puis : « C’est pour quel motiiif ? » Et enfin : « D’accord, mais pas plus de trois minutes, ils sont très fatiguééés, heeein ? » Michel approuva, en se retenant de ne pas exploser. Il fit demi-tour, passa devant un homme en costume blanc assis sur un banc et, s’apercevant que la dame ne lui avait pas indiqué le numéro de la chambre, il l’interrogea de désespoir. Par chance, l’homme répondit qu’il connaissait certains gendarmes, et se proposa de l’accompagner. Arrivés  à la porte de la chambre, l’homme demeura en arrière et Michel allait entrer quand les deux hommes qu’il avait vu au Bureau des Visites spéciales en sortirent. Celui qui était aveugle portait un cageot de poissons, pratiquement vide, à l’exception d’un merlu qui, visiblement, avait voulu rester là. Les trois hommes s’arrêtèrent. L’homme en costume, plus loin, se leva d’un coup. Un cageot. Plusieurs cageots, dans toutes les rues. Tout un régiment hospitalisé. La municipalité qui parlait d’une intoxication alimentaire. Mais oui ! Les poissons étaient devenus poison ! Et ce n’était pas fini ! Michel était pratiquement certain que c’était cet homme qui était à l’origine de l’affaire. Mais pourquoi donc ? Et qui était ce vieux breton au visage tanné ? Il lui manquait encore une pièce du puzzle. Michel, à cet instant, leva la tête, et vit que l’homme en noir le regardait. Il se figea : c’était Jacques, c’était son père, celui qu’il honnissait, qu’il haïssait. Michel savait maintenant pourquoi la porte numéro trois était située au cinquième étage : il s’y passait des choses bien étranges. A cet instant précis, les deux hommes partirent en courant, prirent l’ascenseur, et Michel, un peu long à la détente, ne put que se cogner contre le métal froid. Encore stupéfié, il se retourna vers l’homme en blanc, qui passait un coup de fil. Il raccrocha promptement, et vint vers Michel. Vous connaissez cet homme ? Non, pas le pêcheur, l’autre. Votre père ? Vous êtes donc au courant ? Je vois. Très bien. Elle arrive d’un instant à l’autre. Tenez vous prêt, il va y avoir du grabuge. Et le costume blanc partit en courant, dévalant l’escalier vert.

Albert, qui revoyait la lumière du soleil pour la première fois depuis plusieurs jours, n’eut pas le temps de goûter à la brise du soir qui tombait doucement sur le port de Douarnenez, alors que les mouettes sortaient, à la recherche d’un éventuel casse-croûte. L’ex-journaliste fut briefé par Yves-Martin, qui lui raconta les avancées de l’enquête. Michel les rejoignit, et expliqua à Luna sa découverte : elle fit le lien avec le poisson qu’elle avait ramassé, et confirma que c’était bien le vieux pêcheur qui accompagnait Jacques. Un téléphone sonna, dans une poche. C’était celui de Luna, qui décrocha. Son visage se ferma d’un coup, puis elle raccrocha, l’air sombre. « Michel a trouvé Jacques. Il se dirige vers la plage. Faut se dépêcher. » Et à peine avait-elle dit cela que l’antique Nokia de Jean-Claude Trifouille sonna à son tour. Cette fois, c’était Jeanne-Claude, qui se hâtait, informée de la présence de Jacques. Trifouille était tendu : il savait que la deuxième clause de l’accord, qui stipulait que seule Jeanne-Claude devait affronter Jacques, serait très difficile à respecter en présence d’Albert, et surtout de Michel et Luna.

Alors, dans une brume étrange, hantée par les cris des mouettes et par la lune qui se levait, je vis apparaître sur la plage un homme boitant, avec des bottes, et une casquette de pêcheur pour masquer ses yeux opalins. Il embarqua à bord d’un petit bateau, le sien sans doute, et partit droit vers le large. Soudain, il s’arrêta au milieu de l’horizon, sans bouger. Puis, un grand bruit aigu, perçant, comme un sifflet dans un coquillage, traversa la brume. Quelque chose sortait de l’eau. Dans un fracas océanique, une immense baleine de métal s’ébroua. Sur son flan gauche, l’inscription Le Breton rouge, en blanc. Le pêcheur, qui voguait tout près, abandonna son navire et rejoignit le sous-marin. Il entra à l’intérieur, mais laissa la lunette ouverte. Le monstre se rapprochait, creusant les flots de ses nageoires électriques, rugissant à en désorienter n’importe quel sonar. Et l’animal continuait son chemin vers la plage, alors que Jacques, d’un bon pas de course, accourait, un cageot à la main. A une dizaine de mètres derrière lui, tels des marathoniens poursuivant un lièvre qui leur jouerait de mauvais tours, Luna et Yves-Martin tenaient la cadence, puis venait Michel, un peu plus essoufflé, Albert, qui n’était pas en grande condition physique depuis sa détention, et enfin Jean-Claude Trifouille, qui marchait d’un pas tranquille, comme s’il attendait quelque chose. De loin, je pouvais voir l’homme en costume blanc, qui s’était arrêté pour contempler la scène du couchant, et de cette poursuite incongrue : il avait rempli sa mission. D’un coup, alors que Jacques s’était jeté à l’eau pour rejoindre le sous-marin, un léger vrombissement semblable à une mouche se fit entendre du côté des rochers. Puis le son devint plus fort, et la roche éclata en mille morceaux, laissa apparaître Jeanne-Claude, œil fier et mine sévère dans son fauteuil roulant électrique dernière génération, auquel Jean-Claude, on s’en souvient, avait eu la bonté d’ajouter des réacteurs.

Jacques venait de parvenir au sous-marin, mais Yves-Martin et Luna, plus en jambe, l’avaient rattrapé. Les trois se faisaient face, bientôt rejoints par Michel et Albert. Jean-Claude Trifouille, à bout de force, ne prit guère part à la poursuite et s’en alla se rafraîchir. On se tassait comme on pouvait sur le toit du sous-marin, quand Jeanne-Claude, propulsée par ses réacteurs, atterri sur le monstre dans un dérapage contrôlé qui eut fait frémir tous les adeptes d’automobile. La nuit tomba. Tous se regardèrent quand, soudain, une forme apparu derrière Jacques. Tous écarquillèrent les yeux, croyant la fin arrivée. C’était un navire de plusieurs mètres de haut, taillé pour la haute mer, et qui semblait partir à la dérive : un trou à l’avant de la coque confirmait cette hypothèse. Mais je savais que les deux engins ne feraient que s’effleurer. Après le passage de l’immense voilier qui continuait sa dérive, le pêcheur cria quelque chose à Jacques, qui subitement battit en retraite et ferma l’écoutille. Les autres, impuissants, devinaient la suite : le monstre allait plonger.

« Accrochez-vous ! » furent les derniers mots que chacun entendit alors que le sous-marin s’enfonçait sous les eaux. Luna s’accrocha comme elle le put à la poignée de l’écoutille, Yves-Martin et Albert aux ailerons. Michel, qui ne trouvait plus d’appui, s’accrocha à Luna. Restait Jeanne-Claude. Tous les regards étaient rivés sur elle : une bulle s’était formée autour de son fauteuil, lui évitant toute apnée. Alors, les propulseurs de l’engin rugirent, les eaux noires prirent une teinte bleutée, et la centenaire chargea en plein dans la paroi du sous-marin qui, comme on peut se le figurer, éclata en morceaux de tôle qui donnèrent du fil à retordre aux requins en contrebas. Aspirés par ce trou d’air, tous pénétrèrent le sous-marin qui prenait l’eau. Il faut dire qu’à une pareille profondeur, aucune chance pour eux de survivre en eau libre. Et pas question, non plus, d’abandonner. Le pêcheur fut le premier homme à se présenter. Yves-Martin, furieux d’avoir été ainsi embarqué, l’assomma avec un extincteur qui se trouvait là. Le vieux pêcheur, l’aveugle qui entendait l’océan, partit à la dérive. Puis ce furent d’autres matelots à bord du sous-marin qui vécurent le même sort. Enfin, Jacques, qui était sortit de la cabine de pilotage sous la sirène hurlante de l’engin métallique, qui fuyait de partout. Albert, qui ne put se contenir, chargea Jacques sans prévenir, et Luna s’ajouta à la mêlée. Jeanne-Claude, qui était restée tranquille, observait la chose d’un regard mauvais. Jacques, en bonne condition physique, repoussait comme il le pouvait ses deux assaillants, épuisés mais hargneux. Enfin, Albert lâcha prise et se fit vertement semencer par sa grand-mère, comme s’il eût été un enfant trop turbulent. Luna, pas en reste, se fit réprimander de la même façon. Enfin, alors que Jacques se relevait, armé d’un couteau de cuisine, Jeanne-Claude fonça sur lui à pleine vitesse, ses propulseurs saturant l’eau. Mais elle n’avait pas anticipé Luna, qui, le visage baigné d’une colère farouche, s’était jetée sur son père avec les dernières forces qu’ont encore les combattants épuisés. Et Jacques fut submergé, avec une telle force qu’il traversa la paroi. Mais Luna, elle aussi, traversa la paroi. Et, sonnés par l’impact, ils coulèrent au fond de l’eau. Et les vagues continuèrent à frapper le rivage, et les vents continuèrent à souffler, et le sous-marin ne cessait guère de sombrer. Plus jamais on ne revit Luna et son père.

Ayant vu cela, je dépêchais mes équipes  de plongeurs, qui ramenèrent tous ceux qui étaient en vie sur le sous-marin, et à la dérive. Je revenais vers la plage. Puis, Albert, d’une étonnante lucidité, vit que j’avais un perroquet sur mon épaule. Il me dit que c’était le sien, qu’il s’appelait Snipiou. Je tendis mon bras, et Snipiou alla retrouver l’ex-journaliste. Puis il me demanda comment j’avais su qu’un tel affrontement allait avoir lieu. Je lui répondis la vérité qui était la mienne : je suis je, le je qui vous suit depuis le début. Je connais toutes vos aventures, vos émois, vos succès. Il fallait bien quelqu’un pour raconter cette histoire, non ?


Le vieux pêcheur, que mes efforts n’ont pas permis de récupérer, voguait sans doute à la dérive, sur un débris du sous-marin. Je sentais, toutefois, qu’il finirait par être secouru. Les amis des eaux sont toujours secourus, même lorsqu’ils ont vogué au mauvais endroit. Jean et Jeanne-Claude étaient retournés en Corse : Raymond n’avaient pas reçus les derniers hommages, et il les méritait bien. Michel était resté en Bretagne : cloîtré chez lui, son cœur avait sombré sous les mers, avec Luna. Yves-Martin s’était empressé de narrer les événements à son retour dans les locaux de Libération. Mais la surprise est venue d’Albert : endeuillé de Luna, amie très chère disparue trop tôt, il fut promu grand reporter pour « sa prise de risque et son éclairage exceptionnels sur les trafics régionaux ». Mais, avant de reprendre du service, il avait une chose à faire. Retourner au début, là où l’histoire avait débuté. Là où les temps avaient commencé à changer. C’était peut-être ça, le hasard des bistrots : on y vient, on en part, on va voir ailleurs, et finalement, on y revient. Il n’y en a pas un meilleur que l’autre : mais chaque endroit sur Terre a son Vieux Normand. Et désormais, Albert aussi savait où était le sien.

Albert consulta son téléphone : pas de réseau. Il leva la tête : Le Vieux Normand. Il s’assit devant le bar, et pleura. De joie, surtout, mais de tristesse, aussi. Une douce mélancolie l’envahit alors, et le grand reporter laissa lui aussi son esprit prendre le large.

Merci d’avoir lu cette histoire ! Même si sa qualité est assez inégale, elle reflète bien l’évolution de mon style ces cinq dernières années ! N’hésitez pas à commenter, vos retours me sont très précieux. Prenez soin de vous.

Anlouek

Les Vieux Normands – Chapitre 14 : L’Octobre Rouge

Du côté de la bande à Luna, on fit les présentations ; Jean-Claude Trifouille, s’il était à l’aise avec le mécano, n’en menait pas large avec Luna. Il faut dire qu’il était l’un des derniers vestiges de la génération de malfrats qui avait formé son père au grand banditisme. Quant à Yves-Martin, celui-ci menait une guerre froide contre Jean-Claude, et se refusait à lui adresser la parole. L’ambiance était donc pleine de joyeusetés lorsqu’ Yves-Martin, peu coutumier du fait, demanda la parole. Tout le monde se tut, non par respect, mais plutôt par surprise : le fantasque journaliste préférait habituellement interrompre son monde sans crier gare plutôt que de s’annoncer poliment. En effet, il avait une annonce à faire. Les trois autres le regardèrent, circonspect. Yves-Martin, qui adorait les jeux de surprises, expliqua d’un air faussement modeste qu’après avoir eu connaissance du récit du pêcheur sur la fameuse vague, il avait imaginé l’hypothèse que la vague en question se trouvait être un sous-marin et, de fait, s’était renseigné sur les sous-marins produits dans la région ces trente dernières années. Lorsque Luna l’interrogea sur la pertinence de remonter si loin dans le temps, le nouveau reporter répondit, laconique, que les dossiers d’Albert lui avaient été utiles à ce sujet. Luna, stupéfaite, ne sut que dire, et l’autre reprit de son ton condescendant caractéristique : « Comme chacun peut le constater, cette frise chronologique indique que seuls deux sous-marins ont été produits sur trente ans. Or, si vous vous étiez renseignés sur autre chose que les coquillages régionaux, vous sauriez que l’on ne construit plus de sous-marins depuis vingt ans. Ce qui explique aussi pourquoi je suis remonté si loin dans le temps. Seuls deux sous-marins ont été construits : le premier en 1994, baptisé Forrest Gump. La construction comme l’inauguration furent fort médiatisées, et l’on trouve des anecdotes étonnantes à son sujet, comme le fait que le cuistot de bord avait la phobie du bleu, et ne pouvait donc pas servir dans un bateau classique. Ce sous-marin est parfois en activité, mais n’est quasiment plus utilisé par nos vieux esprits militaires. Le second date de 1995, et est encore plus célèbre, puisqu’il a disparu en Juillet 1996, tout juste un an après sa mise en service. Il s’appelait Breton le Rouge, en référence à Tintin – comment, vous ne connaissez point ? – et a été vu pour la dernière fois au large de Douarnenez. Alors, qu’en dites-vous ?» Luna, curieuse, posa la question qui les taraudait tous : « Et il est devenu quoi, ce sous-marin ? » Yves-Martin rajusta sa chemise : « On ne l’a jamais retrouvé. » Une pause, silence, où chacun évaluait les nouvelles informations. Puis, Jean-Claude Trifouille, sur un éclair de son génie d’antan : « Mais oui ! L’Octobre rouge ! ». On le somma de s’expliquer. Ce fut un récit endiablé, dont voici l’essentiel :

« L’appellation Octobre Rouge désignait d’abord les révolutions russes d’Octobre 1917, menées par Lénine. Des décennies plus tard, un livre qui avait pour titre A la poursuite de l’Octobre Rouge est sorti… Et devinez quoi ? le sujet de l’histoire est, précisément, un sous-marin ! Ce qui me fait dire, en voyant cette photo, que cet Octobre Rouge, prétendument perdu à tout jamais, est sans doute le sous-marin de Jacques ! La référence au Trésor de Rackham le Rouge, qui met aussi en scène un sous-marin, me semble confirmer cette hypothèse. Non ? » Quelques secondes suivirent où chacun resta silencieux. Puis la stupeur, l’ébahissement qui caractérisent ces compréhensions soudaines, se peignirent sur les visages des enquêteurs. On devinait maintenant le modus operandi de Jacques : la drogue passait par le sous-marin pour être redistribuée ensuite à travers tout le pays. Le sous-marin, c’était donc la planque de Jacques. Restait à savoir comment y pénétrer.

Les vents sifflaient dans la ruelle qui bordait l’ancienne demeure familiale d’Albert. Il était une heure du matin, et Jean-Claude Trifouille attendait dehors, luttant contre la fraîcheur nocturne. Il aurait voulu attendre à l’intérieur, mais son contact avait insisté : retrouvons-nous dehors, c’est ce qu’elle avait dit. Jean-Claude, par précaution, n’avait pas informé les autres, jugeant une telle nouvelle propice à une nuit sans sommeil. Plus l’heure avançait, et plus il s’interrogeait : était-ce un piège ? était-ce bien celle qu’il attendait ? Ce rendez-vous, si étrange qu’il fut, lui semblait être un improbable revirement de situation. Jean-Claude, désormais transi de froid, se demandait comment informer les autres lorsqu’une ombre paru. Il la reconnut immédiatement, car les âges n’avaient guère entamé sa silhouette. Toujours aussi fière, et rescapée d’une prison où elle avait mené la vie dure aux gardiens, Jeanne-Claude apparu dans son éternel fauteuil roulant électrique, enrichi pour l’occasion d’une propulsion qui lui permettait de s’élever dans les airs pendant quelques secondes. Jeanne-Claude entama la discussion d’un ton ferme. Tout en renouvelant son affection pour Jean-Claude, elle lui rappela qu’il était ô combien risqué d’organiser un rendez-vous dans un endroit pareil, sur les terres de Jacques à qui la Police était peu ou prou acquise, et à proximité de la maison abritant le reste de l’équipe. Jean-Claude tenta de calmer les ardeurs de l’ex-narcotrafiquante, en lui parlant du sous-marin et de l’enlèvement d’Albert. Jeanne-Claude, hors d’elle après de telles révélations, exigea qu’on s’organisât au plus vite pour mettre un terme aux activités de Jacques. En revanche, elle semblait plus partagée sur le sort d’Albert : lorsque Jean-Claude évoqua la question, elle se contenta d’afficher un air pensif, signe chez elle d’un bouillonnement intérieur. Puis le spécialiste des évasions s’attaqua au sujet sensible du soir : il voulait informer les autres. Voyant la baronne réticente à toute coopération, son ami de toujours tenta de lui présenter avec force et moult persuasion combien son aide pourrait être utile à tous, et combien elle-même en sortirait grandie. Imagine, lui disait-il à mi-voix, si nous arrivions à coincer Jacques ensemble. Albert t’en serait reconnaissant.

Jeanne-Claude médita plusieurs minutes sur ces arguments, et tous deux restaient là, regardant la mer qui sommeillait à l’horizon, au bout de la rue. Puis, elle répondit simplement « oui », et le visage de Jean-Claude s’éclaira, mais cette lueur s’assombrit quand elle ajouta « à deux conditions. » Après tout, elle avait été crainte dans toute la Normandie, et ce n’était pas pour rien. La grand-mère d’Albert ne voulait pas participer à la libération de son petit-fils, et souhaitait en revanche s’occuper seule de Jacques. Si ces conditions n’étaient pas réunies, elle s’organiserait pour capturer toute l’équipe, et les garder en otage, au cas où. A cette pensée, Jean-Claude s’empressa d’accepter les conditions posées par leur nouvelle alliée. Mais avait-il vraiment eu le choix ? Je laisse au lecteur le soin d’en juger.

Deux heures du matin, Jean-Claude Trifouille secoua Luna, Michel, et Yves-Martin pour leur annoncer qu’une invitée les attendait. Yves-Martin, toujours aussi désagréable, déclara qu’il n’avait invité personne, et qu’il ne tiendrait salon que le lendemain, une réplique qui déclencha la fureur de Jean-Claude Trifouille, lequel lui asséna une grande baffe qui eu pour effet de mettre le journaliste définitivement de mauvaise humeur. Luna, plus habituée au monde de la nuit, paraissait alerte, là où Michel, d’un âge un peu plus avancé, réprimait à grand-peine quelques bâillements. C’est ainsi, encore endormis et mordus par le froid, qu’ils sortirent dans la ruelle où les attendait Jeanne-Claude. Au début, Yves-Martin crut à un rêve, et demanda à quelqu’un de le pincer pour s’assurer du contraire. Luna s’en chargea et arracha un cri à Yves-Martin qui, saisi d’effroi devant Jeanne-Claude, partit se recoucher en courant. Luna, et surtout Michel, regardèrent la vieille femme avec une moue circonspecte, et ce fut Luna qui commença les approches :

« - Bon, Jeanne-Claude, vous voulez quoi ?

- Avec Jean-Claude, on est au courant pour l’Octobre Rouge. Et puis, on a eu une idée.

- Tiens ? Mais je croyais qu’vous étiez en prison ?

Jean-Claude fit un signe de tête à Luna, comme pour dire « c’est moi qui l’ai libérée », et la jeune femme prit une mine sévère :

- Toujours des relations, hein ? lança-t-elle à Jeanne-Claude.

- Bon, c’est pas qu’on est pressés, mais qu’est-ce que c’est que cette idée ? relança Michel. J’pensais qu’ t’allais nous foutre la paix. C’est pas encore un piège pour nous coffrer ou j’sais pas quoi ?

- Écoutez, nous avons un ennemi commun : Jacques. Cela fait des années que je suis à sa recherche, parce qu’il empiète sur mes affaires. Et je sais que vous avez de bonnes raisons de vouloir l’arrêter, vous aussi.

Le coup avait porté, et Luna baissa la tête. La grand-mère continua, impassible :

- Je sais aussi qu’Albert est emprisonné, mais je me fiche de son sort pour l’instant. Alors je vous aiderai à deux conditions. Jean-Claude, explique-leur pour l’Octobre Rouge. » Jean-Claude s’avança, et résuma les conditions que vous savez. Michel et Luna se consultèrent du regard, puis acquiescèrent : eux aussi savaient qu’il était inutile de discuter. Le rendez-vous touchait à sa fin, et chacun repartait dans le brouillard, lorsqu’un bruit se fit entendre. On aurait dit un chant et un hululement à la fois. Le son était doux et mélodieux, puis s’éleva dans les aigus pour s’évanouir d’un seul coup. Tous s’étaient arrêtés, stupéfiés. On regarda autour : personne. On leva les yeux vers le ciel : rien non plus. On crut à un rêve, et on s’endormit.

Les Vieux Normands – Chapitre 13 : A la recherche d’un Albert perdu

Partout, on s’évertua à retrouver Albert. Luna l’appela dix fois sur son téléphone. On courut jusqu’aux confins de la ville. On questionna les commerçants, sur un homme de taille moyenne, plus de trente ans, barbe légèrement grisonnante, athlétique, et pourvu d’un carnet. Personne ne s’y retrouva, et on ne retrouva pas Albert, et la nuit tomba. Personne ne dormit. Tous s’interrogeaient : la disparition d’Albert, même pour Yves-Martin, ne pouvait pas être un accident, et son enlèvement était tout aussi délibéré que la présence des cageots de merlus dans les rues.

Le lendemain, évidement, on s’interrogea : qui pouvait bien en vouloir à ce point à Albert ? Une seule réponse leur venait à l’esprit : Jacques. Mais comment avait-il pu réussir son coup, aussi facilement, en plein jour, au détour d’une rue ? L’incident, extrêmement fâcheux, n’arrangeait pas Michel et Luna, qui ne décoléraient pas depuis les événements survenus à Aullène. D’un autre côté, Yves-Martin, sans se départir de son flegme, se demandait ce qui pouvait bien lier cet enlèvement à la présence de merlus dans les rues. On lui répondit pas des regards noirs. La troupe désirant se détendre les nerfs après les récents événements, il fut décidé que tous se rendraient à la plage pour goûter à l’eau, certes un peu fraîche, de l’Océan Atlantique qui passait là. La plage, loin d’être déserte, quoiqu’étendue sur des kilomètres, leur fournit le repos nécessaire. Luna, qui gérait à sa manière l’enlèvement d’Albert, se dégourdit en escaladant les massifs rocheux qui bordaient l’immense berge ensablée, sous le regard condescendant d’Yves-Martin, tranquillement assis, un ouvrage de Proust à la main. Michel se baignait près du bord, promenant son regard sur l’horizon.

Parvenue en haut de la corniche, Luna aperçu quelque chose qui flottait sur l’eau, un peu plus au large. En un plongeon mémorable, qui s’acheva malheureusement à l’horizontal, la jeune femme parvint au niveau de ces objets flottants, et découvrit des mouettes. Elle pensa d’abord que celles-ci dormaient simplement sur l’eau, comme de nombreux humains. Mais, essayant d’en attraper une, Luna se rendit compte que leur sommeil s’était depuis longtemps prolongé jusqu’aux limites de l’éternité. Ainsi donc, il y avait là une dizaine de mouettes, peut-être amies, peut-être d’une même famille (« Les mouettes aussi ont des familles »), peut-être inconnues, réunies là par l’appât de la pêche, de la mer. Horrifiée, Luna revint à la nage vers Yves-Martin, qui s’était levé d’un bond, laissant Proust du côté de Guermantes. Le reporter et l’orpheline et l’ex-mécano échangèrent un regard entendu : encore un incident inhabituel. Ledit incident fut rapporté aux maîtres-nageurs qui surveillaient la plage, et qui confirmèrent qu’effectivement, c’était inhabituel.

Les trois compagnons rentrèrent. Puis, le salon fut témoin d’une agitation frénétique : Yves-Martin sortit son ordinateur dernier cri, Michel dressa un plan de la municipalité, Luna fit une liste des endroits probables où Jacques pouvait se trouver. Yves-Martin fit de même en écumant la presse locale. Toutes les informations trouvées furent recoupées à l’aide de l’ordinateur d’Albert. On tenta de pister Jacques sur Internet, pour le géolocaliser plus facilement. Sans succès : Jacques, j’en suis sûr, n’allait jamais sur Internet. On déduisit de tout cela que Jacques devait fréquemment s’aventurer près de la plage, à cause de ce qu’avait dit le pêcheur, mais que d’après Ouest-France, il avait aussi été appréhendé, des années auparavant, près de la poissonnerie pour « intrusion dans un espace de commerce réservé. »

Michel cocha ces deux emplacements sur la carte, en ajoutant celui où Albert avait disparu. On imagina ce qui pouvait relier ces trois lieux : rien, à part de la route bitumée. Les pêcheurs, en effet, ne se rendaient pas directement à la poissonnerie, mais passaient au port déposer leur cargaison. Quant à l’enlèvement d’Albert, on avait pris soin de l’effectuer à l’écart du tintamarre de la pêche, dans une rue entièrement peuplée d’habitations. Sur les conseils d’Yves-Martin, chacun se dispersa : lui irait du côté de la poissonnerie, Michel explorerait les ruelles de la ville, et Luna irait sur la plage pour quémander au pêcheur d’autres informations, puisqu’elle était la seule capable de converser avec lui.

Quelque part dans les environs, Jacques s’aventura de nouveau dans l’eau, trempé jusqu’à la ceinture. Les affaires n’étaient pas bonnes, et il voulut se dépêcher d’expédier la marchandise. Il courut, heurta une pierre qui lui entailla le tibias, grimaça, et grimpa à bord de l’appareil tandis que le vent se levait. Il y eu un grand bruit. Plus de Jacques, plus de marchandise. Les vagues reprirent leur cours.

Yves-Martin, d’un naturel causeur et légèrement flegmatique, n’eut pas d’autre succès à la poissonnerie que celui, fort peu avantageux, d’énerver la file d’attente qui s’étirait derrière lui. Il imagina à cet instant, on s’en doute, que ladite file d’attente menait un complot pour le dissuader d’enquêter. Je n’en dirais pas autant de Michel. Peu à son avantage en arrivant dans la région, le mécano s’était employé à apprendre par cœur le nom des rues de la ville et leur disposition – quoiqu’elles fussent, admettons-le, peu nombreuses. Ainsi, il quadrillait l’ensemble du secteur situé autour de leur demeure, puis s’en éloignait petit à petit, méthodiquement.

Une ruelle, pas plus étroite ni plus sombre que les autres, attira son attention : il y avait quelqu’un. Michel, dont l’instinct était éprouvé par des années au service de Jeanne-Claude, senti que le monsieur qui passait là n’était «pas net», comme il aimait à le dire. Il s’en approcha nonchalamment, et observa que l’homme penchait à droite. Michel trouva que c’était bizarre, car il n’avait pas l’air bossu. Il l’aborda, par une de ces phrases ridicules qui consiste à faire croire à l’interlocuteur qu’un ami commun existe entre eux : « Dites donc, mon bon Monsieur, vous n’auriez pas vu Jeanne-Claude ? » L’autre, surpris, s’arrêta un instant, et répondit le plus simplement du monde : « Non, mais peut-être est-elle dans les parages, qui sait. »

Michel, interloqué, l’interrogea d’une voix où perçait l’espoir : « Vous connaissez donc Jeanne-Claude ? » L’autre lui répondit que naturellement, il connaissait Jeanne-Claude, et que pour tout lui dire ils avaient même été très proches au crépuscule du siècle dernier. Michel écarquilla les yeux. Il avait bien de la veine, pour sûr. Trouver quelqu’un qui connût Jeanne-Claude, en plein cœur du Finistère, ça n’arrivait pas tous les jours. Il se présenta, et l’autre lui dit s’appeler Jean-Claude Trifouille. Ce nom évoqua vaguement quelque chose au mécano, jusqu’à ce que le vieux baroudeur du crime lui eut narré quelques-uns de ses exploits banditiques. Aussitôt, mus par une commune conception de l’ouvrage criminel autant que par un fort penchant pour les vins et autres spiritueux, les deux hommes sympathisèrent, et Michel entraîna le nouveau venu à la recherche d’Albert, toujours disparu.

De son côté, Luna, qui avait préféré le bruissement de la côte au silencieux frémissement des rues, s’arrêta soudain juste avant la plage. Le pêcheur, tel un Kant des bords de mer, avait pour inaliénable habitude de s’installer à côté du gros rocher juste avant midi. Hors, midi venait de passer, et le pêcheur n’était pas là. Luna fut troublée ; elle se dit – et elle avait raison, nous le verrons – que quelque chose d’inhabituel se passait. En plus, il y avait du brouillard. Ça aussi, c’était inhabituel. La jeune femme décida de continuer plus loin et s’aventura le long de la promenade qui bordait la plage. Pas un souffle de vent, pas un bruit. Une grande nappe de brouillard couvrait les rues, qui semblaient mortes. Pas une âme qui vive, pas un poète qui ne rêvasse.

Luna, d’un coup, se sentit épuisée, alors qu’un étrange goût s’invitait sur sa langue. Puis une silhouette, bringuebalante, titubante, le pêcheur qui semblait saoul. Il portait une cageot de poissons dans les bras, et on eut dit que c’était le cageot qui le faisait tituber ainsi, comme si les poissons vivaient encore. L’un d’eux, d’ailleurs, avait le regard qui paraissait encore vif. Luna se mit à trembler, les papilles envahies par ce goût étrange, iodé et inhabituellement doux… Malgré la soudaine inquiétude qui l’enveloppait, Luna s’avança vers le pêcheur, décidée à percer le mystère de cette situation. Mais le brouillard fut plus fort qu’elle, et la silhouette du pêcheur disparut comme un mirage. Seul un poisson, celui qui avait l’œil vif, était tombé au sol. Luna, hésitante, le ramassa et l’emporta avec elle. « On ne sait jamais », se disait-elle.

Albert, de son côté, n’était pas en reste. Non content d’avoir été enlevé par une bande de malfrats farfelus, il reposait maintenant, quoiqu’en vie, dans une cellule secrète de la police locale. On lui avait signifié, la veille, son arrestation pour « motif criminel impérieux », même si Albert ne voyait pas trop ce que l’impérial avait à faire là-dedans. Alors que sa désuétude augmentait au rythme des lianes de lierre qui poussaient par la lucarne de sa cellule, il entendit un bruit familier. Risquant un œil à travers le trou de serrure qui maintenait sa cellule verrouillée, Albert aperçu un espoir qu’il n’avait pas revu depuis longtemps. Voletant parmi l’étonnement général des policiers, et manifestement en grande forme, Snipiou picorait dans un cageot qui contenait, à l’odeur, du poisson frais.

Mais ce qu’Albert ne put voir, c’était le pourvoyeur du cageot, celui-là même qui en avait disposé dans toute la ville, comme l’avait constaté Michel. C’était l’homme qui se fondait dans le brouillard titubant, un sourd aux yeux limpides couleur océan, c’était le vieux pêcheur. Quoi ! Le pêcheur fournissait les flics sous le manteau ! Et pourquoi donc partageait-il sa pêche avec tous les chats et autres animaux du quartier ? Telles furent les questions qu’Albert ne se posa pas (mais qu’il se serait sans doute posées), lui dont la vue des événements se réduisait à l’étroitesse d’un trou de serrure.

Le lendemain, grande nouvelle qui fit la Une de la presse locale : « Le 3e régiment de policiers de Douarnenez hospitalisé ! » Les gendarmes eurent même droit à quelques entrefilets dans la presse nationale ce qui, pour eux qui avaient mangé du poisson la veille, ne manquait pas d’ironie. Officiellement, tout le monde s’inquiétait d’une résurgence d’un lointain coronavirus, qui avait affecté des policiers du monde entier il y a quarante ans. Mais la municipalité, qui menait l’enquête, savait très bien que les cageots du pêcheur avaient plus à voir là-dedans qu’un éventuel virus, chacun se doutant que le climat breton adoucissait les ardeurs stomacales. Albert, toujours cloisonné derrière son trou de serrure, ne sut rien de la nouvelle, et ne revit pas non plus Snipiou.

A mille lieues de là, dans les montagnes, Jeannot, qui sirotait sa suze de midi moins le quart, reçu un courrier tout à fait inhabituel. Je ne transcrirais pas ici les caractères originaux de cette lettre, car je ne suis guère familier avec le morse. Toutefois, je peux indiquer qu’il s’agit d’un télégramme. Il disait, en substance : « Reviens bientôt. Stop. Affaire Bretagne. Stop. Amitiés à Pierre. Stop. JC. ». Jeannot sourit devant tant de malice : Jeanne-Claude n’avait pas renoncé à ses anciennes méthodes d’envoyer des télégrammes en morse, car elle se savait pistée par la police en cas d’utilisation de moyens plus modernes. Jeannot, qui se réjouissait de revoir une amie de longue date, s’inquiétait de l’affaire en question, espérant que ce n’était pas un coup de Jacques. S’il avait su…

Les Vieux Normands – Chapitre 12 : De mystérieux merlus

14 Juillet, fête nationale française. On alla porter le journal à Albert qui, depuis son licenciement, se refusait à acheter lui-même Libé, considérant que cela reviendrait à cautionner un procédé qu’il jugeait abusif. Mais par fierté journalistique, tout de même, il le lisait. Car son instinct lui disait que le mystérieux Yves-Martin qui écrivait à sa place dans les premières colonnes pouvait savoir quelque chose, et que, sur un malentendu, un accord pouvait être trouvé pour qu’Albert participe à la rédaction d’articles en échange d’informations précieuses. Comme de nombreux autres quotidiens, Libé faisait sa Une sur le 14 Juillet, commentant la présence de multiples responsables politiques aux côtés de Monsieur le Président en ces temps troublés dans certaines contrées, dont les représentants se gardaient bien, d’ailleurs, d’y faire allusion. Albert passa donc les trois premières pages, fureta à la recherche du nom ou des initiales d’Yves-Martin, et ne trouva à sa grande surprise qu’un entrefilet de quelques lignes concernant l’enquête, qui n’apprenait pas-grand chose si ce n’est la découverte d’un fossé suspect en bordure de plage, dans lequel on avait rien trouvé. Rien à voir, donc, avec les dires du pêcheur, qui semblait étrangement mieux informé sur la question. Et la découverte du fossé signifiait qu’Yves-Martin s’était bien rendu sur la plage, ce qui irrita Albert : ils l’avaient sûrement manqué à quelques minutes près. Mais peu importait, ils se rendraient ce soir au feu d’artifice pour tenter de l’apercevoir. Albert, soudainement fatigué, se rendormit. Il était onze heures. Les autres le trouvèrent affalé sur son lit, celui qu’il occupait autrefois, lorsqu’il était enfant.

Jeanne-Claude et Jean-Claude Trifouille déambulaient sous la chaleur relativement modérée de Douarnenez, à la recherche d’un bistrot. Je dois reconnaître que pour la redoutable trafiquante normande, le bistrot était un lieu de survie, sans lequel elle se sentait complètement désorientée. Les deux truands passèrent innocemment devant la demeure de pierre rose d’Albert et consorts, sans se douter un seul instant de l’identité des occupants, trop affairés à leur enquête pour regarder par la fenêtre. Jean-Claude Trifouille, enfin, après avoir parcouru quelques rues en tirant son amie à bout de bras, atteignit ce qui semblait être le troquet local. Jeanne-Claude s’y précipita, et on ne la revit plus avant la tombée de la nuit.

Du côté de chez Jacques, on s’affairait plus prudemment, à l’ombre des ruelles et des regards trop curieux. Jacques savait l’équipe du journaliste sur ses traces, mais ignorait la mort de Raymond et l’absence de Pierre. Auparavant informé par sa garde rapprochée, il avait décidé de faire cavalier seul, afin d’éviter d’être trahi. Il devait se débarrasser de ses poursuivants, et faire fructifier son trafic, avant de mettre le cap très loin d’ici, hors du continent. Mais les paroles de ses enfants le tracassaient, et inconsciemment il lui semblait impossible de quitter le pays sans les revoir, sans leur parler une dernière fois. Ses pensées le guidèrent jusqu’à la plage : il marcha jusqu’au bord de l’eau et attendit. Soudain, une vague immense surgit, comparable à celle que le pêcheur avait décrite à Luna, et s’abattit juste devant lui. Il s’avança dans l’eau, et disparut. L’horizon avait retrouvé son horizontale.

La soirée se dessinait quand Albert, Luna, et Michel sortirent de la demeure familiale pour se rendre au feu d’artifice. Si ces deux derniers avaient l’œil alerte, Albert était fatigué par les récents événements, et se manifestait de plus en plus par des absences, où il ne prononçait pas un mot durant plusieurs heures. La disparition de Snipiou, son perroquet depuis plus de dix ans, l’inquiétait tout particulièrement : ce n’était pas le genre de son compagnon de route que de se volatiliser ainsi. Ils se rendirent sur la jetée, un peu à l’écart du port, où le fameux feu d’artifice devait se tenir aux alentours de vingt-et-une heures. Toute la ville, manifestement, sortait pour assister à l’événement. Albert, qui appréciait ce genre de distractions de temps à autre sans pour autant en être passionné, espérait surtout trouver Yves-Martin de Montalban, qui serait probablement accompagné d’un photoreporter pour l’occasion, et donc plus facile à repérer. Il se doutait que Jacques ne prendrait pas le risque d’être présent, même avec la foule, mais espérait qu’il eût envoyé quelque homme de main pour le surveiller, et se promit de rester sur ses gardes.

Enfin, la première fusée partit. Michel et Luna, côte à côte, étaient heureux de partager quelque chose ensemble après avoir été séparées durant tant d’années. Le feu d’artifices faisait scintiller leurs pupilles, qui faisaient écho aux reflets de la mer. Albert retrouvait lui aussi des couleurs, et semblait nostalgique de sa famille, de ses enquêtes plus paisibles. Sous les exclamations enthousiastes du public, le bouquet final débuta, puis, d’un coup s’interrompit. On se demanda ce qu’il se passait. Puis une fusée partit, soulageant l’assemblée, mais pour une courte durée. En effet, au lieu de fleurir dans le ciel comme c’est le cas habituellement, la fusée dévia de sa course, d’abord légèrement, puis s’écarta tout à fait de son chemin initial et retomba sur le port. On entendit une petite explosion, suivie immédiatement d’un grand bruit d’éclaboussures : la fusée avait heurté quelque chose. Ce fut un silence abasourdi, puis la panique, alors que d’autres fusées partaient en direction du port. L’événement eut pour effet de réveiller Albert, qui partit aussitôt vers l’endroit où se trouvait la barque de Jacques, Michel et Luna sur ses talons. Ils y arrivèrent tout essoufflés. Des dizaines d’embarcations avaient coulé, des dizaines d’autres étaient sérieusement amochées : on ne distinguait qu’une partie de la coque, ou tout au plus que deux ou trois mâts qui n’avaient pas pris l’eau. Mais le plus étrange, c’était le bateau de Jacques. Ou plus exactement, son emplacement : il n’y avait plus que l’eau, noire et profonde. On distinguait des lambris de bois dans le fond. Michel constata le premier que la barque avait coulé. Stupéfait et presque joyeux, il lâcha : « Bah alors, on a des problèmes ? »

L’événement fit la Une de la presse régionale le lendemain, et eut même droit à quelques échos dans les quotidiens nationaux. Albert, Luna, et Michel, qui commençaient à perdre l’espoir de retrouver Jacques, s’en virent considérablement revitalisés. Mais ce n’était pas tant par l’incident en lui-même, relativement anecdotique, que par tout ce qu’il représentait : Jacques, introuvable, n’était pourtant pas invincible. Mais la question que le Finistère tout entier se posait, c’était : qui ? Qui avait bien pu s’attaquer à une telle barque, qui ne présentait aucun intérêt ? Et pourquoi ? D’autant qu’ils étaient presque les seuls à connaître le propriétaire du bateau. Presque, je vous dis. Et les suppositions enflaient quant au motif de la destruction :

« - J’parie qu’ c’est encore un bandit qui fait d’la concurrence à Papa. Bien fait pour lui ! lança Michel d’un ton provocateur.

- De la concurrence ? Eh ! ça devient sérieux là ! (Luna commençait à prendre la mesure du problème).

- Surtout quand la concurrence détourne le feu d’artifice municipal, fit remarquer Albert, en pleine réflexion.

- N’empêche, c’est bon pour nous, ça obligera Papa à s’occuper d’eux, et donc à se découvrir.

- J’imagine sa tête quand il a su ça !

- Je pense que tu n’imagines pas, Michel ». Michel, effectivement, n’imaginait pas. Mais il se disait quand même que ça valait le coup d’œil. Il faut dire qu’il avait raison. Eux avaient peur de Jacques, mais Jacques, désormais, avait peur aussi, mais sans savoir de quoi, ou de qui, ce qui augmentait terriblement son angoisse. Il prévoyait en effet d’utiliser sa barque pour son trafic. Tant pis. Il reverrait ses plans. Et tant pis si la mer était plus agitée. Tant pis si des gens se noyaient. Il découvrirait bien qui était à l’origine de tout ce tintamarre.

Michel, que l’on avait envoyé faire les courses pour le compte de la maisonnée, entendit un piaillement d’oiseau sur le chemin du retour. Il crut d’abord au retour de Snipiou, et courut, deux sacs à bout de bras, dans la direction du bruit. Il arriva dans une rue peu fréquentée, aux petits pavés irréguliers bordés de maisons de deux ou trois étages. Le ciel était entrecoupé par le linge des habitants d’en haut, qui pendait sur plusieurs lignes parallèles. Des gouttes d’eau tombaient de temps à autre. Des mouettes se faufilaient parmi les lignées de lingerie, étalées sur plusieurs générations le  long de la rue, et descendaient en piquée vers un cageot de bois entreposé dans un coin. Michel s’approcha ; il vit des curiosités pointer aux fenêtres, des curiosités qui le dévisageaient. Dans le cageot de bois, une demi-douzaine de merlus, fraîchement pêchés ! Michel en fut tout dépenaillé. Qu’on laisse échapper un poisson par inadvertance, soit. Mais qu’on en laisse traîner un cageot entier, non ! c’était là le déshonneur de la pêche ! Selon toute évidence, il s’agissait d’un acte délibéré. Quelqu’un avait voulu nourrir toutes les mouettes de la ville, et n’avait pas su s’y prendre autrement. Mais alors, pourquoi dans une ruelle ? Michel fit un détour pour vérifier que d’autres cageots du même genre n’étaient pas disposés en ville, et sa stupeur enflait lorsqu’il découvrait, à chaque coin de rue, un cageot supplémentaire. Parfois, les mouettes l’avaient dégusté presque entièrement, de telle sorte qu’il n’en restait qu’un menu filet. Parfois, aussi, c’était un homme, une femme, ou un enfant dans le besoin qui en chapardait tranquillement, et on ne pouvait pas dire qu’ils avaient tort, tant ces cageots semblaient incongrus.

Michel, en rentrant, avertit Albert et Luna de sa trouvaille. Albert nota immédiatement l’information et signifia aux deux autres qu’ils leurs fallait ressortir au plus vite : Yves-Martin devait être quelque part, en train de fureter en ville comme l’avait fait Michel. Ils écumèrent les rues en larges foulées, à la recherche d’un homme qu’ils imaginaient avec un calepin, et sans doute accompagné d’un cameraman. Il n’en fut rien. Le trio s’arrêta, hors d’haleine, à côté d’un homme qui se promenait tranquillement. La trentaine tout juste entamée, ce monsieur ne semblait guère en proie aux doutes qui agitaient la bande d’Albert, et même toute la ville, quant à ce mystérieux phénomène. Il portait un costume cacao, le complet chemise-cravate et tout le tintamarre, avec une casquette assortie, en velours côtelé marron. Lorsqu’il vit le trio essoufflé s’arrêter à deux pas de lui, il s’approcha, et demanda innocemment : « Savez-vous où je puis trouver le pêcheur ? Il semblerait qu’il ait égaré certaines de ses provisions. » Albert hasarda qu’ils avaient eux aussi quelques questions à lui poser. Ainsi, ils firent la connaissance d’Yves-Martin de Montalban, reporter à Libération chargé de l’affaire pompeusement dite « affaire du trafic des mers », dossier extrêmement médiatisé, plus connue autrefois des rédactions et des commissariats sous la modeste appellation d’« affaire Bréauté ». Ils firent les présentations. Albert se garda bien d’affirmer qu’il était Albert, LE Albert qu’on avait licencié, et se fit passer pour un journaliste indépendant du nom de Robert. Les autres acquiescèrent, conscients de la difficulté à avouer l’entièreté de la situation.

Yves-Martin de Montalban, au contraire d’Albert qui vérifiait tout avec une manie du détail on ne peut plus scrupuleuse, faisant joute à distance avec les grandes heures de Sherlock Holmes, ne faisait pas dans le détail. A partir d’une simple observation, d’une parole, d’un commentaire, il imaginait instantanément les théories les plus farfelues, et en tirait de conclusions qui semblaient du même acabit. Albert et lui, manifestement, n’étaient pas sur la même longueur d’ondes. Effectivement, lorsqu’ Yves-Martin (le patronyme même de l’individu paraissait à Albert d’une ignominieuse prétention) annonça qu’il soupçonnait le pêcheur mais aussi le Maire de cet acte étrange mais apparemment destiné aux futures élections, Albert ne put s’empêcher de retenir un juron. On se pouvait figurer dès lors le dialogue qui suivit, dont je dirais simplement que la troupe finit par se mettre en route, pour aller trouver le pêcheur d’un commun accord.

Mais voilà : à peine les trois rues qui les séparaient de la plage englouties par un raz-de-marée en quête de réponses, à peine trois cageots de merlus débusqués, à peine le soleil eût-il brillé qu’on s’arrêta. On était guère essoufflé, le journalisme et le banditisme en avaient vu d’autres. Non, pas essoufflés, mais déboussolés, car on se retourna : on avait perdu Albert.

Les Vieux Normands – Chapitre 11 : Une surprise et des crêpes

Pour quiconque passait d’Aullène à Douarnenez en une journée, il y avait de quoi être dépaysé. On quittait les nuées d’orangers et de pins pour des nuées de mouettes qui poussaient leur cri caractéristique et de navires tranquillement attablés sur la jetée, en attendant que lesdites mouettes viennent déguster les cagettes de poissons qu’on venait de débarquer sur le quai. On quittait l’ambiance paisible d’un village de montagne, où les inconnus étaient dévisagés sans qu’on sache trop ce qui allait leur arriver, pour une petite ville portuaire où l’on remarquait les nouveaux arrivants par la quantité de crêpes qu’ils achetaient au marché du port. On quittait Jeannot et son tour de Corse, la maison familiale de Luna et Michel, Pierre rencontré au coin d’une rue, et Raymond, enfin, Raymond, et je crois qu’il n’y a rien d’autre à ajouter tellement son nom résonne dans le maquis d’Aullène. On quittait tout cela pour retrouver Jacques – du moins l’espérait-on – et les réponses aux dernières interrogations d’Albert. Mais le tableau, sans Pierre et sans Raymond, semblait d’un coup moins réjouissant.

Parmi les innombrables embarcations qui peuplaient le port de Douarnenez, les trois compagnons, encore engourdis par le voyage, débusquèrent rapidement celle qu’ils recherchaient, Du côté de chez Jacques, maladroitement cachée près d’un quatre-mâts aux allures rocambolesques, bariolé d’oriflammes jaunes et rose pêchu, à tel point que même Snipiou se demanda ce que l’artiste à l’origine de tout cela avait bien voulu dire. Cela les rassura, de savoir que Jacques était ici, et en même temps, un soupçon de peur s’instilla en eux, car quiconque connaissait Jacques savait qu’il était capable des pires méfaits lorsqu’il était en cavale. A peine arrivés sur le marché, Michel débusqua une vendeuse de crêpes : il s’y rua avec de grands yeux, et on ne le revit plus de la matinée. Hésitant entre l’alléchante galetière qui voyait les crêpes s’empiler une à une, sous le regard bienveillant d’une demoiselle à l’âge fort peu avancé, et le kiosque à journaux où fourmillaient les pêcheurs locaux, Albert, par l’amusement qui conduit celles et ceux qui, arrivés dans un lieu inconnu pour une obscure besogne, se doivent de créer de nouveaux repères, et l’amusement ici y participe en cela qu’il donne une image positive et plus familière desdits repères, le journaliste acheta le Libé du jour, «parce que ça porte bonheur d’acheter son propre journal», à ce qu’il lui paraissait. Je dois dire qu’il lui paraissait fort peu, et ce fut aussi l’avis de Luna et de Snipiou lorsque ceux-ci contemplèrent la Une (même si Snipiou, bien entendu, se contentait d’observer le visage de Luna, dans l’expectative d’une réaction qu’il imiterait instantanément). On lisait, en tête de la première page, ceci :

« UN TRAFIC DE PÊCHE DANS LE FINISTÈRE ?

ENQUÊTE EXCLUSIVE (Pages 2 à 7)

Avec Yves-Martin de Montalban, envoyé spécial à Douarnenez (Finistère). Il reprend l’investigation d’Albert de Portrieux, qui n’est plus dans les dispositions nécessaires pour enquêter »

Albert resta un instant le journal en main, tandis que Snipiou s’envolait en piaillant, et que Luna jetait sur lui un regard terriblement inquiet. Même Michel, une énième crêpe en bouche, regardait Albert d’un air circonspect. Celui qui aurait dû se lire lui-même en feuilletant les premières pages se trouva face à un style lointainement journaleux, phrases longues et cabossées, entrecoupées des plus absurdes supputations quant aux protagonistes de l’enquête, et, bien entendu, pas un mot sur la mort de Raymond et les événements d’Aullène. Non. Non, décidément, ça ne passait pas, et d’ailleurs Albert n’en avait aucune envie, que ça passe, si bien qu’il déchira le journal et jeta ce qu’il en restait à l’eau comme un forcené, sous le regard des passants ahuris et des merlus entassés dans un caisson non loin de là. Luna comprenait bien ce que cela signifiait : Albert avait été «remercié» de l’enquête. Ou, dans un langage moins patronal, on l’avait foutu dehors. Hors de l’enquête, et de toutes les autres. D’ailleurs, Albert était chômeur.

Puisqu’il était désormais chômeur et n’avait plus aucune obligation, Albert pouvait désormais enquêter comme il l’entendait, sans rendre compte systématiquement à l’AFP de ses avancées. Il passa tout de même un coup de téléphone à sa famille restée à Paris. Ce fut d’abord Camille, au bord des larmes, qui se demandait le pourquoi du comment du licenciement d’Albert, celui-ci qui la rassura en précisant qu’il était toujours déterminé à boucler son enquête, puis le rire de ses enfants, un petit peu sa raison de vivre, eux aussi, puis de nouveau sa femme, plus calme, échange doux et amoureux qui résonnait encore lorsqu’Albert eut raccroché, comme on croirait entendre la mer dans un coquillage. Depuis tout petit, j’ai toujours cru à ce phénomène, pas vous ?

L’ex-journaliste, accompagné de Michel et Luna, se mit à la recherche du déjà fameux Yves-Martin de Montalban. Sans aucun indice préalable, Albert, qui avait l’expérience, comme on le sait, de ce genre d’enquête, imagina ce que ferait un reporter dans pareille situation. Il avait découvert lui aussi le bateau de Jacques, il était donc probable qu’il se rende sur la plage, à la recherche d’éventuels objets que Jacques aurait laissé tomber, ou pour repérer d’éventuels individus au comportement incommodant. Il se rendirent donc à la plage. Le vent soufflait, soufflait, et redoubla d’intensité lorsqu’ils atteignirent la côte. Personne. On regarda d’un côté, puis de l’autre : rochers, rafales de sable, personne. Ah, si, tout de même ! quelqu’un là-bas, près d’un bateau de pêche, L’écho d’Octobre ! Les deux compagnons accoururent, Snipiou au-dessus d’eux, qui battait des ailes à tout rompre pour ne pas être emporté par le vent. L’homme en question n’était pas, malheureusement, Yves-Martin de Montalban. Ce n’était même pas un journaliste, d’ailleurs. Michel comprit qu’il s’agissait d’un pêcheur par la ligne qu’il tenait à la main, et par sa position immobile, son silence. Snipiou se posa sur son épaule. Il tourna légèrement la tête, et caressa d’une main le perroquet. Albert l’apostropha poliment. Pas de réponse. Michel tenta une approche plus directe, « eh, mon vieux, tu serais pas sourd pas hasard ? », ce à quoi le vieil homme fit signe que si, il était sourd, même s’il pouvait lire sur les lèvres. Luna s’approcha alors, et elle lui parla. Mais aucun son ne sortit de sa bouche, ni de celle du pêcheur lorsqu’il lui répondit. Ils parlèrent avec les mains. Michel, son frère, pourtant, en fut stupéfait. Albert, également estomaqué, ne pipait mot. On ignorait comment Luna avait appris le langage des signes, on ignorait depuis quand, on s’interrogeait, enfin, sur l’éventualité même que Luna puisse y manifester un quelconque intérêt. Elle expliqua au pêcheur la raison de leur venue en de pareilles circonstances. Lorsqu’elle évoqua la Une de «Libé», le pêcheur partit d’un grand rire sonore qui surprit tout le monde, Albert et Michel s’étant progressivement assoupis au fur et à mesure de cette discussion silencieuse. L’échange terminé, Luna le remercia, puis fit signe aux autres de repartir. En guise d’explication, la jeune femme parla d’un petit ami sourd qu’elle avait eu pendant son adolescence, et cela, manifestement, ne contenta pas tout le monde, mais voyant l’air agacé de Luna, tout le monde s’en contenta. Elle rapporta sa conversation avec le pêcheur : « Il a l’air de prendre à la légère les rumeurs de trafics ici. Selon lui, ça fait plusieurs années que ça dure, et personne n’a jamais rien trouvé. Il m’a quand même dit un truc intéressant. Voilà, il y a vingt-et-un ans… » Albert toussa tant la date était évocatrice. Vingt-et-un ans. Ce qui signifiait 1996. La dernière année que Jacques et sa famille passèrent en Corse. Michel et Luna le regardèrent d’un air grave : eux aussi savait très bien ce que cela signifiait. Luna reprit, avec difficulté : « En Juillet 1996, alors qu’il partait pêcher à l’aube, ce monsieur a été prit dans une vague dont le creux mesurait environ cinq mètres. Ce qui ne colle pas, c’est que la mer, ce matin-là, était très calme, avant cette vague, mais aussi après. Le pêcheur pense donc que cette vague n’était pas naturelle, mais son radar, à l’époque, n’a indiqué aucune activité suspecte. Il me disait que parfois, avant de s’endormir, il y pensait encore… »

Alors que tous les détails qu’ils avaient glanés tourbillonnaient dans leur tête, les trois compagnons sentirent tout à coup une odeur étrange, comme un parfum d’eau salée. La mer n’avait pas, d’habitude, un parfum si puissant, aussi Albert, fin connaisseur, mit-il l’odeur sur le compte du vent qui amenait des relents de poisson depuis le port. Il pensa que Snipiou devait sentir lui aussi cette odeur, et se leva la tête pour l’interroger : rien. Pas de Snipiou au-dessus d’eux. Il alerta Luna et Michel. Pas de Snipiou à l’horizon non plus. Le visage d’Albert se fit plus sombre : ils n’avaient pas besoin de ça.

Les Vieux Normands – Chapitre 10 : Douarnenez !

A des centaines de kilomètres de là, alors que les étoiles brillaient au plus fort de la nuit, la ville de Douarnenez fut traversée par une présence. Une présence quelque peu inattendue, et qui allait faire la Une de la presse nationale le lendemain. Douarnenez, en effet, abritait une prison secrète haute sécurité, qui couvait les plus dangereux criminels de la région. Et ce soir là, aux alentours de minuit, la cellule de Jeanne-Claude, un peu à l’écart des autres, reçut une visite inattendue.

Il faut dire que ce n’était pas une visite traditionnelle. Habituellement, quiconque souhaitait rencontrer un détenu de la prison de Douarnenez devait en faire la demande expresse par écrit auprès du Directeur, après quoi un délai de quinze jours pouvait s’écouler avant la réponse de Monsieur le Directeur, lequel refusait la plupart du temps en arguant que les détenus «avaient besoin de solitude pour méditer sur leur condition». Si d’aventure une visite était autorisée, il fallait se présenter dans les locaux deux jours avant : on vous faisait subir tout un tas de contrôles, et vous deviez justifier, lors d’un procès-verbal sous haute tension, la raison de votre venue. Les agents de sécurité, dans ce cas, se permettaient de vous interroger sur les moindres détails qui vous liaient avec le détenu en question. Vous deviez ensuite passer une nuit dans les «chambres de visiteurs», afin de «s’acclimater à l’environnement carcéral» selon Monsieur le Directeur.

Jeanne-Claude et le Directeur ne s’entendaient guère, et l’ex-trafiquante, avec toute la répartie qu’on lui connaît, ne se privait guère de l’apostropher, chaque soir, à coup de phrases provocantes et suspicieuses dont la teneur exacte s’est perdue à l’ombre de la potence qui trônait au-dehors. Ainsi, un soir, alors qu’il effectuait sa traditionnelle visite des cellules avant d’aller se coucher, il entendit un tintement métallique, comme un objet qui tombait au sol. Il pressa le pas et se dirigea vers l’origine du bruit : il provenait de la cellule de Jeanne-Claude. Un agent lui ouvrit la porte de la cellule. Il regarda. Un chalumeau gisait au sol. La cellule était vide, le mur du fond orné d’un trou béant qui permettait aux étoiles d’y pénétrer. Il faut dire que Jean-Claude Trifouille, de son nom de brigand, était un habitué des manœuvres nocturnes en terrain ennemi. De la même génération que Jeanne-Claude, quoique seulement âgé de quatre-vingt-quatorze ans, il avait été dans la Résistance durant la Guerre. Là, il s’était forgé une réputation de spécialiste de la bidouille, tant dans l’évasion que dans le sabotage des lignes de train, ce qui lui avait valu son sobriquet. Il était fort connu du milieu des trafiquants, et restait emprunt d’une certaine vivacité malgré son âge avancé. Lors d’une opération de sabotage, une balle d’un gros calibre l’avait atteint en haut de la cheville droite, et personne n’avait pu l’extraire, ce qui lui donnait cette démarche caractéristique où l’on avait l’impression qu’il penchait d’un côté.

Jean-Claude Trifouille était un ami de longue date de Jeanne-Claude : il s’étaient rencontrés alors que cette dernière était en visite à Douarnenez en 1963, elle trafiquante en devenir, lui ancien résistant encore miné par la guerre qui avait emporté ses parents, son frère, et ses deux sœurs, tombés sous les bombes. Très vite, Jeanne-Claude lui avait appris les codes d’honneur des brigands, et lui l’art de la discrétion. Les «Bonnie and Clyde bretons», surnoms acquis auprès de la presse locale, avaient fomentés de nombreux coups et connu de nombreuses réussites jusqu’à la fin des années 90, après quoi, à la suite d’une de problèmes financiers, Jean-Claude avait disparu et on ne l’avait plus revu depuis. Il était revenu par amitié pour Jeanne-Claude, s’était assuré par une source proche du dossier de l’emplacement de la cellule et des horaires de patrouilles puis, à l’aide d’un ingénieux système de camouflage, Jean-Claude avait franchi le mur en se faisant passer pour un buisson. Le système de caméras de la prison étant vétuste, le manteau obscur l’avait suffisamment enveloppé pour ne pas être aperçu. Ensuite, à l’aide de son chalumeau silencieux, il avait entrepris de percer le mur de la cellule jusqu’à y trouver Jeanne-Claude, très en forme malgré les mois passés en détentions. Ébahie par la vue de son ami en de telles circonstances, Jeanne-Claude ne parla qu’après avoir regagné le bateau de Jean-Claude, une petite chaloupe amarrée à l’ombre des rochers. Elle se déplaçait toujours dans son mythique fauteuil automatique, de telle sorte que l’évasion fut la plus rapide de l’histoire de la prison de Douarnenez. L’événement, comme prévu, ne manqua pas de faire la Une des quotidiens nationaux le lendemain, au grand dam de Monsieur de Directeur, remercié sur-le-champ.

Maquis d’Aullène. La vieille ferme qui avait servi de planque à Jacques éclairait le maquis de ses flammes. On aurait dit une astéroïde qui, juste avant de s’écraser au sol, serait restée brusquement en suspend, une traînée flamboyant dans le ciel forestier. En aval de la montagne, on distinguait clairement les orangers ébouriffés par le souffle des flammes. Mais à l’intérieur de la demeure en flamme, Pierre avait le souffle court : alors qu’ils pensaient, Raymond et lui, être tirés d’affaire, Raymond avait été assommé par une poutre qui flambait. Pierre était donc contraint de le traîner hors des décombres, qui continuaient de s’accumuler sur son passage, rendant sa progression plus difficile à chaque pas. Il allait atteindre ce qui restait de la porte d’entrée quand un pan entier du toit s’effondra. Pierre courut en tirant Raymond de toutes ses forces. Il fut projeté en avant quand le morceau du toit tomba. Il dut lâcher Raymond. Raymond reçu de plein fouet le morceau de charpente. Il ne broncha pas. Pierre, encore sonné, se releva, vit Raymond dans l’état où il était, courut, le tira hors des flammes, et prit son pouls. Il attendit. Une respiration. Puis deux. Puis plus rien. Il leva les yeux. Autour de lui, rien n’avait changé. Mais devant lui, Raymond était mort.

13 Juillet, à l’aube. Les quatre compagnons d’infortune avaient passé la nuit non loin des décombres de la ferme de Jacques, dormant à-demi, trop abasourdis pour prononcer une quelconque parole. La mort de Raymond avait particulièrement ébranlé Albert, comme on se le peut imaginer. Son grand-père avait été le pilier de son enquête : depuis son aide précieuse au Vieux Normand, jusqu’à son intelligence stratégique dans le guet-apens de Jacques. Et puis, surtout, Albert se remémorait tout ce que le doyen de la bande lui avait confié à propos de sa famille, répondant à des interrogations qu’il se posait depuis son enfance. Il paraît qu’un jour, sa grand-mère, du haut de son grand âge, avait déclaré que si elle venait un jour à «passer de l’autre côté», elle souhaitait reposer en Corse, «avec mon fauteuil», précisait-elle, l’oeil fier. Mais aujourd’hui, Jeanne-Claude était certes derrière les barreaux mais vivait toujours, et c’est Raymond  qui reposerait désormais en ces lieux. Les secours l’avaient emmené pour régler les formalités. Jeannot, vieil ami de Raymond, avait sympathiquement accepté de s’occuper des tâches administratives.

Mais si Albert était marqué du fait des liens familiaux qui l’unissaient à Raymond, Luna aussi le pleurait. Il faut dire qu’il avait été pour elle un deuxième père, une sorte d’ange gardien, lui qui la recueillit alors qu’elle était encore enfant, orpheline de sa mère, mais aussi de son père, qui n’avait pas manifesté pour elle la moindre affection. Avec la mort de Raymond, c’était la famille de Luna qui s’en allait. Michel semblait le moins affecté, ou tout du moins ne le montrait-il pas. Quant à Pierre, il avait développé avec Raymond une relation de franche camaraderie, eux qui étaient plus habitués à courir les bistrots qu’à poursuivre des bandits. C’est pourquoi on ne fut qu’à moitié surpris lorsqu’il annonça que, en vertu de sa forme physique — qui allait couci-couça — et de son état psychologique — il était effondré — il ne prendrait pas part au voyage à Douarnenez. Albert comprenait. Pierre, rencontré à tout hasard au détour d’une rue d’Aullène, avait été précieux par sa connaissance du terrain, et sa bonne humeur lorsque le groupe traversait de mauvaises passes. C’est donc sans Pierre que Albert, Luna, et Michel, accompagnés de Snipiou, s’envolèrent pour Quimper, d’où ils rejoindraient Douarnenez par la route.

Les Vieux Normands – Chapitre 9 : Le grenier

12 Juillet, jour des négociations. Albert sortit sur le palier à l’aube. Raymond sommeillait encore. Snipiou était enfin guéri, et tentait en vain d’imiter l’accent de Pierre. Michel avait raison : une enveloppe noire gisait, dans son effrayante petitesse, au-devant de la porte. La lettre était, comme à son habitude, tapée à la machine. Elle indiquait : « Vous vous rendrez ce soir, à 18 heures, dans une maison située au cœur de la forêt. Pour y accéder, suivez les oranges. Une fois sur place, attendez les instructions, nous prendrons contact avec vous. Une dernière chose : venez seul. Les invités inattendus seront exécutés sur le champ. Il y en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes. » Seul. Il devait venir seul. Bon signe et mauvaise chose à la fois. Car cela voulait dire que Jacques était dépassé par leur nombre. Mais cela voulait aussi dire qu’il serait isolé. Tout à ses pensées, Albert entendit soudain un bruit de pas, qui venait rapidement de sa gauche. Il leva la tête et s’avança lentement à l’angle de la rue, vigilant. Le bruit se rapprochait. Albert tendit l’oreille. Le bruit était tout proche. Il risqua un œil pour observer ce qui venait depuis la rue en contrebas, et tomba nez à nez avec…Pierre. Soulagé, il le salua, nota son épuisement, visible aux cernes qui creusaient le pourtour inférieur de ses yeux – il devait être rentré de son voyage tard la veille – et entreprit de lui raconter leurs avancées. Les sourcils du journalistes se froncèrent d’inquiétude et de curiosité lorsque Pierre lui apprit qu’il avait reçu une enveloppe similaire, qui lui recommandait au contraire de ne pas prendre part aux négociations. Jacques avait donc eu vent, par un autre de ses observateurs, de son contact avec Pierre. Pire, il orchestrait son plan royalement, divisant ses adversaires pour mieux régner sur leur âme et sur leur existence.

Mais qu’importe. La vieille fougue d’Albert reprit le dessus : ils trouverait un moyen de contrer les manigances de l’homme en noir. Raymond et Pierre pourraient se cacher un peu plus loin, Jacques n’avait pas pu faire surveiller toute la zone puisque, selon l’hypothèse d’Albert, il était à court d’effectifs. Pierre entra avec lui dans la maison : ils allaient parler stratégie. Albert referma la porte. Il s’apprêtait à entrer dans le salon lorsqu’il marcha sur objet au sol. Il se baissa pour regarder. Son cœur manqua un battement : une clé.

LA clé. La clé du grenier, recherchée depuis plus de vingt ans, était à présent en sa possession. Comment pouvait-elle être ici ? Se pourrait-il qu’elle fut là depuis leur arrivée ? Puis Albert se souvint du tintement métallique au départ de Michel. Michel avait clé. Michel était la clé. Comment l’avait-il récupérée ? Où se rendait-il à l’heure actuelle ? Albert eut le sentiment que les réponses à ses questions se trouvaient dans la demeure de Jacques.

Il revint au salon : Raymond s’était réveillé, avait accueilli Pierre par une poignée de mains et une suze, on s’était installé confortablement, Albert arriva en montrant la clé, Raymond avala sa suze d’un coup, Pierre tomba de son fauteuil, on se regarda, puis on se rua au grenier.

Pierre eut l’honneur d’ouvrir la porte si longtemps fermée. Un cliquetis se fit entendre lorsque le mécanisme, rouillé par les années, se déclencha confusément. La porte s’ouvrit. Les trois compagnons s’engagèrent dans l’escalier menant au grenier, accueillis par des toiles d’araignées qui recouvraient entièrement le plafond.

Le grenier ne possédait presque rien des folles rumeurs qu’on lui prêtait. Il s’en dégageait au contraire une forme de sérénité, une forme d’apaisement, une forme de résistance aux aiguilles du temps, qui tournaient invariablement sur l’horloge de l’humanité. Dans cette pièce, on était en 1996. A l’été 1996, plus précisément. Les poutres de bois qui soutenaient le plafond, fortement érodées par l’humidité maritime, portaient encore les traces blanches du sel de mer. Un antique cadran indiquait l’heure, près de la fenêtre, où filtraient encore les rayons du soleil d’antan. Le plancher, qui grinçait sous leurs pas, était jonché d’objets usagés et d’albums souvenirs. En face de l’entrée, sur une commode en bois, il y avait une photo, encadrée. Nos trois personnages, comme happés par une force mystique, s’en approchèrent, renversant au passage une lampe de chevet qui traînait là, une vieille bicyclette, un ballon crevé. Leurs regards se posèrent sur la photo. Étrangement, son cadre, qui conservait une certaine brillance, semblait avoir repoussé la poussière, devenue maîtresse des lieux. Sur la photographie en noir et blanc, on pouvait voir trois personnes, qui posaient debout dans le jardin d’une maison normande. Le plus grand, un homme d’une quarantaine d’années, ne souriait pas. De son maintient sévère, il tenait dans ses bras une petite fille, âgée de quelques semaines seulement. A ses côtés se tenait un garçon, d’une taille moyenne que compensait son apparente musculature. Il avait dix ans, et des cheveux blonds. Albert s’approcha de la commode, saisit la photo, la retira de son cadre. Sous les yeux impatients de Pierre et Raymond, il la retourna, délicatement. Il vit, écrit à la main au stylo à plume, ces mots :

Printemps 1996. Jacques et ses enfants, Michel et Luna.

Albert, stupéfié, n’eut pas la présence d’esprit de formuler quelque chose et, sans un mot, il transmit l’image à Raymond et Pierre. Tous deux la regardèrent, puis, de la même façon qu’Albert, lurent la légende au verso. Ils ouvrirent de grands yeux. C’était invraisemblable. Impossible. Inimaginable. Pourtant, c’était là, sous leurs yeux, bien réel.

Ils se rendirent, pour discuter, dans un petit patio qui constituait une sorte d’arrière-cour, derrière la maison. Quelque chose clochait, selon Albert. En effet, si Michel avait dix ans il y a vingt-et-un ans, il aurait du en avoir trente à l’heure actuelle. Or, lorsqu’il l’avait rencontré au garage de Bréauté, ledit Michel semblait avoir une cinquantaine d’années. De plus, son témoignage ne mentionnait aucun lien de parenté, ni avec Jacques, ni avec Luna. Albert réfléchit quelques secondes puis comprit. Michel, à Bréauté, s’était grimé volontairement pour paraître plus âgé, et dissimuler du même coup sa ressemblance physique avec Jacques. Il avait voulu garder secrète cette information, ce que le journaliste comprenait parfaitement. Lorsqu’il fit part de ses conclusions à ses deux compagnons d’aventure, Raymond réagit le premier :

« -Cette histoire est tout bonnement incroyable, Albert. Jamais je n’aurais soupçonné que le Jacques que j’ai rencontré puisse entraîner ses deux enfants dans une telle histoire !

- Il a raison, renchérit Pierre. Certes, sa situation était critique, mais rien ne l’autorisait à mêler ses enfants, encore jeunes qui plus est, à son trafic douteux.

- Je dois bien dire que je suis de votre avis. J’ajouterai d’ailleurs que Michel, pendant l’été, restait à Bréauté pour aider au trafic, à l’âge de dix ans seulement ! »

Les deux hommes prirent un air outré. Ils n’allaient pas laisser passer ça. Ils coinceraient Jacques une fois pour toute, et l’enverrait rejoindre Jeanne-Claude derrière les barreaux. Cependant, la curiosité d’Albert posa une question : quels vont être les agissements de Michel ? Albert hésita : se rallier de nouveau à eux, en jouant l’agent double auprès de son père, ou agir en solitaire pour sauver Luna ? Il pencha rapidement pour la seconde hypothèse. Cela voudrait dire qu’ils se retrouvaient à l’heure des pourparlers, mais où, et comment ? La volte-face de Michel allait sans doute perturber Jacques qui, jusqu’à présent, les menait tous en bateau, c’était le cas de le dire, sourit Albert. Fort de ses découvertes, il contacta simultanément l’AFP et Libération. A l’AFP, une rapide dépêche expliquant l’avancée de l’enquête et mentionnant le rendez-vous avec Jacques. A Libé, le compte-rendu complet de l’interview de Michel, en exclusivité, l’arbre généalogique de la famille de Jacques, et un déroulé de l’enquête jour par jour, rédigé à la manière de Pennac. Tout cela lui prit plusieurs heures. Ayant achevé ses articles, il ferma son ordinateur, et s’endormit.

Quelque part dans les hauteurs d’Aullène. 18 heures. Les feuilles mortes qui tapissaient la terre remuaient au gré du vent, diminuant le son de leurs pas déjà feutrés. Les oranges disposées au sol les menait droit à l’antre de Jacques. Le soleil tombait, dévalant les montagnes à une vitesse folle pour venir s’aplatir sur le linceul de feuillages qui bordait les vallées ombragées. Le vent, lui, se leva. Et souffla. Terriblement puissant, il manqua de faire chanceler Raymond, qui pourtant n’était pas sous l’effet du rosé. Snipiou émit un caquètement. Au-devant d’eux, nos trois personnages entendirent un sinistre craquement de bois, une pierre tomber. On approchait du lieu des négociations. Le Checkpoint Charlie corse, voilà ce que c’était. Un espace de paix, où les deux parties ennemies ne devaient pas s’affronter. D’affrontement, il n’y avait d’ailleurs pas eu, à l’exception de l’altercation avec Michel. L’enlèvement de Luna ne souffrait d’aucun témoin oculaire, Pierre et Raymond d’aucunes blessures dues au piège tendu par Jacques. Albert s’arrêta brusquement. Pierre et Raymond ne furent pas surpris : ils avaient discuté d’un plan, quelques heures auparavant, et il était convenu qu’ils devaient suivre à la lettre les consignes de Jacques. Albert reprit donc le chemin d’oranges, avec pour seul compagnon la solitude qui l’imprégnait.

Soudain, au loin, une bâtisse sortit de terre. Fenêtres de verre, faite de brique couleur écrevisse, elle avait un air enfantin. Il arriva devant l’entrée. A cet instant, on frappa à la porte. Oui, on frappa à la porte, mais de l’intérieur. Des coups lents, d’abord. Trois. Puis quatre. Puis une myriade de coups, tambourinés sans interruption. Effrayé, il recula d’un pas. Le vent se tut. La porte s’ouvrit à cet instant. Un homme vêtu de noir, masqué, lui intima d’entrer. Il s’avança, et la porte se referma sur lui.

Silence. Albert, debout, face à une cheminée. Derrière lui, l’homme masqué, rejoint bientôt par un homme armé. Devant lui, dans la cheminée, une timide flamme tressaille, vacille, s’éteint. La pièce est vaste, mais sobre. Des murs faits de bois et de pierres. Pénombre, quasi-obscurité, ambiance lugubre. Un homme est assis sur une chaise, à gauche de la cheminée. Il se lève lentement, et se tourne vers son visiteur. Droit, sec, il le toise d’un regard sévère, révélant des yeux d’une intelligence froide. Jacques avance d’un pas. Un claquement de doigts. Un autre homme masqué apparaît, tenant Luna par le bras. Celle-ci, ligotée par les poignets, ne dit rien : elle est terrorisée et terriblement en colère. Nouveau claquement de doigts : tous les hommes de Jacques se retirent. Albert est seul face à lui, désormais, avec pour objectif de s’en tirer indemne, récupérer Luna, et arrêter Jacques et ses associés. Aucun signe des autres. Pas de Michel non plus.

Son père, justement, prit la parole, d’une voix tranchante, tranquille. « Ma liberté ou sa vie », énonça-t-il en désignant Luna. Ce faisant, il sorti un pistolet de gros calibre d’un interstice dans la pierre, et le pointa sur Luna. Un ultimatum cornélien. La première solution paraissait évidement salvatrice, mais qui savait ce que Jacques pourrait encore leur infliger, une fois en liberté ? Il avait perdu la raison. Jacques était un fou, un dément. Cette pensée traversa le cerveau d’Albert, qui retrouva vite sa lucidité : Jacques, loin d’être fou, était surtout foncièrement cruel et terriblement intelligent. Mais ils avaient un plan. Le journaliste l’avait mûrement élaboré. C’est pourquoi il répondit tranquillement : « Ma vie, Monsieur. » Jacques, désarçonné, hésita un instant. D’un ton sinistre et dédaigneux, il lança :

« - Votre vie n’a que peu d’intérêt à mes yeux.

- N’êtes-vous pas intéressé que par vous-même ?

- Eh ! Par vos preuves contre moi je le suis même !

- Toutes vos palabres semblent toutefois vaines. Et vos agissements me mettent l’âme en peine.

- Monsieur, mes malheurs se doivent de rester miens. Cessez de me juger, vous parleriez en vain. Mon marché je me dois de vous re-proposer : cette fois, je vous conjure de l’accepter. »

Il rappela ses gardes du corps. Personne n’entra dans la pièce. Jacques, inquiet, les rappela, avec plus de force cette fois. Quelqu’un entra. Jacques fut soulagé, mais un court instant seulement en découvrant le visage de l’homme en question : c’était Michel, armé d’un fusil qu’il pointait sur Jacques. Le trafiquant, horrifié, tenta de l’attaquer par surprise, mais Luna saisit son bras avec force, empoigna le pistolet qu’il tenait à bout de bras et entraîna son père au sol. Albert se jeta pour lui prêter main-forte. Puis Michel lui tendit une corde : très vite, Jacques fut maîtrisé, désarmé, ligoté. Michel eut un petit sourire satisfait. Luna, affaiblie par deux jours de captivité, vint se réfugier dans les bras d’Albert. Snipiou, Pierre, et Raymond réapparurent à cet instant. Albert sourit : le plan avait fonctionné. Ils avaient réussi à neutraliser les gardes, Snipiou ayant fait diversion. Michel, comme il l’avait espéré, s’était joint à eux. Désormais, Jacques allait devoir rendre compte de ses manœuvres, devant son fils et sa fille.

Le visage de Luna, justement, s’était illuminé en voyant Raymond : elle l’entoura de ses bras avec force, puis pleura longuement. Pierre prévint la Police, en espérant tomber sur des fonctionnaires non corrompus par les contrebandiers. Michel, à cet instant, s’approcha de Luna. Sans son maquillage qui le rendait plus vieux, il paraissait avoir retrouvé une seconde jeunesse, bien qu’il n’eût en réalité jamais perdu la première. Albert, déboussolé par les mots qu’il devait prononcer en pareilles circonstances, vint à eux et annonça, d’une voix rassurante : « Luna, voici ton frère, Michel. » La bienséance du récit nous impose de ne pas relater l’échange qui suivit entre le frère et la sœur, qui s’isolèrent du groupe pour discuter. Leurs paroles se perdirent dans l’écho joyeux de leurs retrouvailles. C’est à cet instant que, tel un feu de joie, on entendit la maison exploser.

Soyons plus précis : la maison ne vola pas en éclats dans son intégralité, sans quoi tous nos personnages auraient eux aussi été réduits à néant, ce qui, je le crois, ne sied guère à personne. Non, il s’agissait simplement d’un détonateur « maison », justement, relié à une bombe artisanale cachée sous la cheminée en cas de problème urgent. Justement, pour Jacques, les problèmes étaient là, et l’urgence avec. C’est pourquoi, en rampant près du feu, il avait réussi à activer le détonateur, un simple cordon invisible à l’œil nu. Résultat : seule la cheminée avait explosé, et la toiture, qui pour le moment tenait bon, menaçait de s’effondrer à son tour. Autre conséquence de l’explosion, plus fâcheuse celle-ci : Jacques avait disparu. On découvrit rapidement son moyen d’évasion : un trou béant, sous la cheminée, menait à quelque obscur passage souterrain, peut-être une rivière, qui permettait de rejoindre la mer. On comprit trop tard : Jacques allait s’enfuir, et pouvait aller n’importe où. Alors, on se concerta, et on prit une décision : Michel et Albert, les plus rapides, le poursuivraient, Raymond et Pierre resteraient pour attendre la Police. Au dernier moment, Luna lança à Albert un « moi aussi, j’veux v’nir » défiant toute concurrence et, comme personne ne s’attendait à une telle conviction, personne ne trouva rien à y redire, malgré l’épuisement manifeste de la jeune femme. Michel, Luna, et Albert partirent à la poursuite de Jacques, enveloppés bien vite par le manteau d’étoiles qui recouvrait le ciel.

Ils arrivèrent sur la plage la plus proche en même temps que Jacques. A croire qu’il les avait attendu, pensa Albert. Peut-être pour négocier une dernière fois, tenter un dernier piège, une ultime manigance. Mais ses enfants connaissaient désormais trop bien leur père pour qu’il puisse les influencer d’une quelconque manière. Assis dans une simple barque qui répondait à la très flatteuse appellation de Du côté de chez Jacques, il les observait, le visage fermé. Il avait perdu cette bataille-là. Mais il gagnerait la prochaine, il en était certain. Michel s’avança : « Alors ça y est, après toutes tes conneries, tu pars, comme ça, comme un lâche ? » Les paroles de Luna ne furent pas moins cinglantes : « Tu refuses de nous expliquer ton acharnement grotesque à faire fructifier ce trafic, au mépris de ta famille, de tes enfants, et tu t’enfuies ? T’es qu’un con, Papa. »

Jacques encaissa sans broncher la violence de ces paroles, et répondit, toujours avec cette même voix caverneuse et ce visage fermé : « Je partirai dès que le vent soufflera, vers des contrées où les phares m’éclaireront davantage que l’obscurité de vos dénéantises. » Et le vent, comme d’habitude souffla. Alors Jacques actionna le moteur de sa barque, et vogua vers l’Ouest. Albert sut aussitôt où Jacques se rendait : le Finistère, département mythique de Bretagne. Lui-même était en effet originaire d’un département voisin, et ne s’appelait pas Albert de Portrieux pour rien. Retrouver Jacques prendrait encore du temps, et il valait mieux s’y atteler tout de suite. Le vent souffla, redoublant d’intensité. Mais, cette fois, il fit tanguer l’embarcation de Jacques, et les paroles de ses enfants lui revinrent à l’esprit : « Tu pars comme un lâche…t’es qu’un con, Papa. » Intérieurement, il se promit d’en finir avec eux en Bretagne ou, le cas échéant, d’en finir avec lui-même.

Les Vieux Normands – Chapitre 8 : L’interrogatoire de Michel

Minuit. Pierre rentré à son domicile, Albert et Raymond, seuls en l’absence de Luna, s’installèrent devant la porte du grenier et parlèrent du 14 Avril 1997. Raymond, que les récents événements avaient fragilisé, pris la parole d’une voix tremblante pour achever son récit.

« Dans le sous-sol de la maison, le père de l’enfant enveloppe sa fille, et…s’avance vers moi ! Je croyais, à cet instant, être parfaitement invisible, caché à la fois par la pénombre qui m’entourait, et par les piles d’ouvrages situés entre l’installation et moi-même. D’où mon immense surprise lorsque l’inconnu vint directement à moi, son enfant dans les bras. Je pus distinguer son visage : une barbe grisonnante, d’épais cheveux noirs de jais, des yeux d’un bleu scintillant. Il devait posséder, en outre, un excellent sens de l’observation pour m’avoir débusqué ainsi, mais ne semblait pas s’offusquer davantage de ma filature. Puis, spontanément, il prit la parole : « Monsieur, je ne discuterais pas avec vous des raisons qui vous ont poussé à me suivre dans de telles circonstances. J’ai cependant à vous demander un service. » Intellectuel, louche, et empressé. C’est ainsi que je percevais cet homme. Brièvement, il me conta ensuite son histoire. La mort de la mère de l’enfant à l’accouchement, en 1996, alors qu’ils passaient leurs vacances en Corse, l’avait contraint à rentrer prématurément, et en manque d’argent. Le voyage en Corse constituait en effet le clou de leurs économies, et il dût trouver rapidement une source de revenu. Il me montra ensuite l’installation qui se trouvait derrière nous. Elle était effective depuis Octobre 96, et servait à fabriquer une curieuse poudre blanche. De l’héroïne. Il s’était depuis mêlé au trafic local, et en était même devenu le principal fournisseur. Il travaillait en étroite collaboration avec son fils, qui participait déjà au trafic depuis l’été 96 comme guetteur. Puis la situation s’était dégradée, il avait dû se résoudre à abandonner sa liberté, pour la remplacer par promiscuité et clandestinité. La Police était sur ses traces. La presse était venue enquêter plusieurs fois. Jusqu’en Avril 1997, il s’était caché, rendu invisible aux yeux de tous, il avait détruit ses papiers, bref, aux yeux de l’administration, il n’existait plus. Il avait abandonné le trafic et, ayant cruellement besoin d’argent, il voulait reprendre, mais dans un autre lieu, moins surveillé. Mais il y avait sa fille. Il ne voulait plus qu’elle vive ainsi. Il me demanda de la prendre en charge. J’acceptais. Nous l’élevâmes de notre mieux avec Jeanne-Claude, jusqu’à ce que ta grand-mère prît part elle aussi à la contrebande. L’inconnu, en partant, me souffla qu’il s’appelait Jacques, et sa fille, Luna. »

Quelque part dans les hauteurs d’Aullène. Jacques fit asseoir Luna face à lui, dans un petit grenier éclairé seulement par une chandelle. Dans son dos, un homme armé montait la garde. Il avait été informé de l’incident du cimetière : la résistance des enquêteurs l’avait surpris, mais ne l’inquiétait nullement. Avec l’enlèvement de Luna, il avait désormais un avantage sur eux, se trouvant ainsi en position de force avant les pourparlers. Sa fille le dévisageait d’un air dur : sans doute ne savait-elle pas qui il était, ni les raisons de ses agissements. Jacques n’avait jamais été adroit pour faire de grandes annonces : c’était un homme réservé, un homme de l’ombre. Alors il se dit que le plus simple serait le mieux. Il regarda fixement Luna, et lança d’une voix caverneuse : « Je suis ton père. » Luna, qui pensa d’abord avoir mal compris tant cette hypothèse lui semblait invraisemblable, ne réagit pas tout de suite. Puis ses étranges visions qui l’avaient assaillie lors de son arrivée en Corse, reprirent. La science a prouvé que, pour tout un chacun, il était impossible de posséder d’exact souvenirs de sa naissance.

Mais pour Luna, ces étrangetés se bornaient à l’impression, bien réelle on le sait, d’avoir déjà visité ces lieux. Car oui, Luna était aujourd’hui âgée de 20 ans, puisqu’elle était née en Corse en Juillet 1996. Dans son esprit, une image pointa cependant. Le visage de son père au moment de quitter la maison de vacances, orpheline de sa mère. Ses traits impassibles contrastaient avec son regard, regard joyeux et désespéré en même temps. Luna pleura, d’abord. Des larmes de tristesses, qui devinrent des larmes de colère : elle demanda des explications à Jacques, comment était-ce possible que ce fût lui son père ? Pourquoi l’avait-il abandonnée à l’âge d’un an ? Pourquoi ne l’avait-il par recontactée depuis ? Est-ce une bonne solution d’enlever sa fille ? Luna, devenue un instant un moulin à paroles, fit s’abattre un torrent de reproches sur son père biologique. Car, finalement, était-il réellement son père ? Car c’était Raymond qui l’avait élevée, avec Jeanne-Claude, Raymond qui lui avait fait connaître le village, Raymond qui lui avait appris à marcher, Raymond ! qu’elle considérait comme son père.

Jacques prit la parole d’une voix qu’il voulait calme et posée. Il lui raconta, plus en détail encore, ce qu’il avait raconté à Raymond le Dimanche 14 Avril 1997. Il y ajouta les émotions qu’il avait ressenties en tant que père, son père à elle, Luna. Luna, qui énonça son verdict froidement : « Je ne ferais jamais confiance à un père qui m’a abandonnée, puis enlevée ». La sentence sonna comme un couperet aux oreilles de Jacques. Il avait commis l’irréparable deux fois, comment pouvait-il espérer que sa fille, qui était pratiquement une inconnue pour lui, lui accordât une once de confiance. Miné par le remords, il tenta de se reprendre, multipliant les excuses à l’intention de Luna, sur un ton pathétique. La jeune femme frémit puis, d’un coup se jeta sur lui. Jacques ne bougea pas. Elle allait lui faire perdre connaissance d’un coup de poing magistral, lorsqu’elle entendit un cliquetis dans son dos. Elle se figea. Celui qui montait la garde avait ôté le grand de sûreté de son fusil, et elle en sentait désormais le canon appuyé contre sa tempe. Son père sut qu’il ne pourrait plus rien en tirer : il se retira, la laissant seule avec le garde armé.

11 Juillet. Une heure du matin. Raymond était exténué. Albert, lui, puisait dans ses réserves d’énergie pour réfléchir. Les informations cruciales données par son grand-père concernant le 14 Avril 97 permettait de mieux comprendre les agissements de l’homme en noir, mais lui faisait voir les failles que comportaient leur plan : d’une part, Raymond, qui n’était pas autant informé qu’Albert, n’avait pas pu faire le rapprochement entre le nom du bandit recherché, Jacques, et le Jacques qu’il avait rencontré il y a vingt ans. D’autre part, Albert se rendit compte qu’ils naviguaient à vue : sans Luna et sans personne qui ne pût s’infiltrer au sein du trafic local, l’homme en noir les menait à la baguette et le journaliste commença à envisager l’éventualité que peut-être, ils ne sortiraient pas vivants de cette île. Cette pensée le fit frissonner.

Puis il repensa aux boules de pétanque creuses, et se dit que c’était sans doute là le seul moyen de renverser Jacques. Mais oui, cela lui semblait simple désormais : il savait que Jacques avait besoin à tout prix de faire fructifier son trafic, à tel point que l’enlèvement de sa fille en devenait secondaire, un moyen de parvenir à ses fins d’abord, et ensuite une opportunité de revoir sa fille, voilà ce que pensait Jacques, et Albert n’en était que plus dépité. Jacques, dépendant de ses obscures activités, avait basculé définitivement du côté de la délinquance professionnelle. Ils se rendraient demain au terrain de pétanque, leur dernière chance de démanteler la contrebande avant les pourparlers le 12 Juillet. Fort du plan qu’il avait en tête, mais très inquiet pour Luna, Albert s’endormit et passa une nuit agitée.

Douze heures. Albert, dont la blessure se refermait petit à petit, et Raymond, dont les rhumatismes trahissaient l’anxiété, se rendirent au terrain de pétanque. Pierre, qui avait une affaire en ville, s’était absenté et reviendrait le lendemain matin. Au premier coup d’œil, Albert remarqua quelque chose d’inhabituel. Une présence inhabituelle. Il dénombra quatre joueurs, signe que tous les habitués étaient bien là. Raymond désigna alors une petite table à l’écart du terrain : un homme s’y trouvait accoudé, un verre de rouge presque vide jouxtant son bras, qui semblait tenir un objet assez pesant. Albert tiqua en notant la couleur du vin.

Du rouge. Et les gens d’ici buvaient du rosé. Conclusion : cet homme n’était pas d’ici. Et les étrangers dans ce village, en plus de se compter sur les doigts d’une main, suivaient forcément un objectif en venant à Aullène.

Ils s’approchèrent. Albert posa une main sur son épaule et lui intima : « ne bougez pas. Les mains derrière le dos. » Croyant avoir affaire à la gendarmerie nationale, l’homme s’exécuta de mauvaise grâce. On entendit un léger choc : un objet non identifié était tombé au sol. Tandis que Raymond le ramassait, découvrant une boule de pétanque, Albert découvrit le visage de l’homme. Tous deux furent ébahis pendant un court instant. L’homme qui buvait du vin rouge, c’était Michel. Michel le mécano. Michel, tout juste évadé de prison. Michel, le bras droit de Jeanne-Claude. Habitué aux situations délicates, Michel réagit avec une vivacité qui surprit Albert : il décocha une balayette, fauchant Albert comme un lapin en plein vol, puis en vint au point lorsque Raymond, de sa haute stature, s’approcha de lui pour le maîtriser. Il prit petit à petit le dessus sur le grand-père, qui, bien que doté d’une grande puissance physique, semblait avoir échangé ses réflexes contre son goût pour le bon vin. Les pétanquistes, qui avaient vu que la discussion tournait en affrontement, décidèrent d’intervenir pour apaiser les tensions. Michel et Raymond furent séparés. Albert se releva. On les regarda d’un œil mauvais, puis les habitués s’en retournèrent à leurs boules de métal.

 Ils s’en retournèrent au lieu de résidence des enquêteurs. Michel, interrogé méticuleusement par Albert, confirma les hypothèses de celui-ci en découvrant sa boule de pétanque, ouverte par le dessus, qui contenait la drogue tant recherchée. Michel, jusque-là perdu dans ses pensées, déclara tout à coup : « Je désire vous aider dans votre enquête ». Grand-père et petit-fils se figèrent.

« - Pourrait-on connaître les causes de ce ralliement ? l’apostropha Raymond, méfiant. Qui nous dit que vous n’allez pas être agent double ?

- J’ai été découvert. Quand Jacques l’apprendra, il sera furieux, et se séparera de moi de toute façon. Ça fait des années qu’il se sert de moi, ajouta-t-il d’un ton vengeur, ‘comprenez qu’j’ai une revanche à prendre.

- Cela me paraît cohérent, trancha Albert. Nous avons d’ailleurs besoin de plusieurs renseignements, je pourrais vous interviewer…

- Je pose cependant une condition, le coupa Michel. Une condition non négociable en échange de mon ralliement : vous ne me dénoncez pas à la Police et vous me garantissez l’anonymat dans la presse. Je ne veux plus de cette vie. Je veux changer. Je vais sans doute m’exiler loin d’ici quand tout cela sera terminé. »

Albert hésita un instant, puis alla vers Raymond. Ils échangèrent à voix basse, pour ne pas être entendus par Michel. Raymond fulminait : Michel était complice des manigances de Jacques, et par conséquent complice de l’enlèvement de sa petite-fille adoptive, Luna. Il était hors de question que l’un d’eux s’en tirât sans la moindre peine. Albert, déjà circonspect quant à l’attitude à adopter, se montra encore plus hésitant face au positionnement sans réserve de son grand-père. Mais il pensa aux avantages décisifs que pourrait leur donner Michel, comme l’endroit exact où demeurait Jacques, ou encore les intentions de celui-ci. Il se dit que de toute façon, les renseignements avaient déjà émis un mandat d’arrêt contre lui et que, dénonciation ou non, ils finiraient bien par le retrouver.

« C’est d’accord, affirma-t-il à l’encontre du mécano. Je vais maintenant, si vous le voulez bien, vous poser quelques questions. » Michel narra, au fil des questions du journaliste, son aventure avec Jacques : comment il l’avait aidé dans le trafic, puis officié comme espion mécanicien, sous les ordres de Jeanne-Claude : il fournissait les véhicules destinés au transport de la drogue, faisant parfois des allers-retours nocturnes entre la banque de Fécamp et le village de Bréauté. Les regrets se peignirent sur son visage lorsqu’il évoqua les messages tapés à la machine : ils l’étaient de sa main. Raymond et Albert le dévisagèrent un instant : le journaliste en voulut au mécano pour ses menaces et sa récente nuit blanche, mais sa conscience lui rappela que Michel, bien que complice, n’était finalement qu’un homme de plus à la solde de Jacques. Tout en enregistrant les propos de Michel, il le questionna sur les présentes volontés de l’homme en noir. Il répondit que, avec l’enlèvement de Luna, il avait voulu prendre un avantage pour les négociations, avantage qui serait exacerbé par une lettre de menaces qu’ils recevraient demain matin, tapée à la machine, déposée innocemment par un facteur qui, auparavant, aurait reçu quelques coupures pour s’acquitter de la tâche. D’après lui, le trafiquant vivait dans une maison abandonnée, recluse au fin fond de l’Alta Rocca, à l’abri des intempéries. Il avait créé un chemin secret, pour y accéder en cas de problème ; il suffisait de suivre les oranges tombées au sol, qui faisaient office de balises.

L’interrogatoire avait duré plusieurs heures. Lorsque Michel eut terminé, un grand silence suivit ses révélations. On entendit une rafale de vent au-dehors. La lampe de chevet, qui les couvait jusque-là de son duvet lumineux, vacilla. Puis Michel se leva, et gagna le hall d’entrée, désormais plongé dans l’obscurité. Il hocha la tête en direction d’Albert et Raymond puis, sans un mot, ouvrit la porte, sortit dans le grand vent, referma la porte. On entendit un tintement métallique.

Les Vieux Normands – Chapitre 7 : Felicia

10 Juillet. Les investigations commencèrent à l’aube. Albert, tout particulièrement, avait besoin d’informations pour lancer le deuxième chapitre de son enquête, faute de quoi on le destituerait de ses responsabilités d’enquêteur. Il se rendit donc dans de petits commerces, et, tel un Socrate des temps modernes, questionna tout le monde sur une éventuelle contrebande locale. Les réactions furent unanimes : la seule réponse des habitants fut leur hostilité manifeste, lâchant invariablement des « je ne connais pas ces personnes », ou, quand Albert se risquait à demander s’ils se sentaient concernés, « cela ne nous regarde pas ». Parfois, le grand vent, qui soufflait par petites bourrasques glacées, semblait la seule réponse aux pérégrinations du journaliste. Luna, de son côté, se rendit au terrain de pétanque pour des résultats similaires. Les quatre joueurs, sans doute réchauffés par le rosé qui régnait encore au fond de quelques verres, la rembarrèrent sans préavis, sans délicatesse, et sans vergogne.

Seul Raymond, qui retrouvait ses manières de village, se trouva sur une piste. Au bar de l’hôtel, où l’amabilité semblait autant en vogue qu’au terrain de pétanque, pourtant reconnu par la profession, il rencontra Jeannot, que l’on surnommait « le vieux Corse ». Jeannot était d’un grand âge indéfinissable. Il disait n’avoir que quatre-vingt-cinq ans, on lui en donnait dix de plus pour son apparence physique, mais vingt de moins lorsqu’on connaissait peu ou prou le personnage. En effet, quiconque le voyait déambuler en s’appuyant sur sa jambe gauche un peu raide – il n’avait jamais voulu de béquille – considérait cet homme comme centenaire. Et comme miraculé, si l’on précisait qu’il tenait une bouteille de pastis à la main. En revanche, l’écouter raconter ses anecdotes en terrasse, à n’importe quelle heure, sous tous les temps, et à n’importe qui, vous convainquait qu’effectivement, le vieux Corse était hors du commun. Ce fut lui qui, d’un ton gaillard, apostropha Raymond : « Savez-vous, cher visiteur, que je suis le seul sportif de l’île à avoir réalisé le Tour de Corse à vélo en quinze jours, là où tous les autres l’ont fait en seize ? » Tonnerre d’applaudissements sur la terrasse. Grand sourire de Jeannot. Raymond le dévisageait, éberlué. Et l’autre continua sur sa lancée : « Tenez, tapez un peu ma cuisse là, voyez, j’ai encore du muscle hein ? Pas autant que le Monsieur de l’Alta Rocca, m’enfin… »Raymond, totalement désemparé, éclata lui aussi d’un grand rire. Puis son esprit lui rappela les raisons de sa visite, et il demanda à Jeannot, qui distribuait tournée sur tournée, des précisions sur ce Monsieur. « Oh, vous savez, c’est sans doute un bon p’tit gars de la ville qui vient profiter du grand air, les urbains adorent notre forêt. Les bandits aussi. Mais ça, évitez d’en parler, ça en fâche certains, si vous voyez ce que je veux dire… »

Raymond voyait parfaitement, malgré l’alcool qui lui brouillait la vue. Il tomba de sa chaise plus qu’il n’en descendit, se heurta à quelqu’un, se fit réprimander, s’excusa, puis sorti rejoindre les autres sur la place. A voir l’air mystérieux de Raymond, les enquêteurs, comprenant qu’ils tenaient une piste, se rassemblèrent au beau milieu du village, sous les battements d’ailes de Snipiou. Raymond expliqua son entrevue avec Jeannot, on se concerta, on s’organisa, puis il fut décidé que Luna et Raymond iraient prospecter dans l’Alta Rocca, et qu’Albert, en compagnie de Snipiou, explorerait ce qui restait du village, à savoir le cimetière. Ce dernier informerait aussi l’AFP (en protégeant ses sources), mais pas la Police locale, soupçonnée d’être de mèche avec des contrebandiers. Ils s’apprêtaient à se séparer lorsqu’ils virent qu’un véritable conciliabule d’habitants s’était formé autour d’eux ; suspicieux, les Aullénois avaient écouté toute leur conversation, et discutaient maintenant dans leur dos en leur lançant dans temps à autre quelque regard sournois. Le trio se dispersa bien vite, mal à l’aise face aux insistances visuelles des habitants.

Raymond et Luna

L’Alta Rocca. Une immense forêt de pins, d’orangers, de citronniers, petits par leur taille mais immenses par leur ombre, projetée à toute heure du jour autour de leurs racines. L’espace idéal pour vivre caché, Luna et Raymond le savaient pertinemment : il ne serait pas aisé de débusquer cet homme, l’homme en noir, qui leur échappait depuis des mois. Ici, un bruissement des feuillages, là, un craquement de brindilles, le doyen et la jeune femme sursautaient au moindre bruit, de peur que l’homme en noir ne surgisse derrière eux, les prenant ainsi à revers. Alors qu’ils cheminaient silencieusement, aux aguets, Raymond sentit une présence derrière lui et se retourna d’un coup, effrayant Luna, qui poussa bien vite un soupir de soulagement : c’était un écureuil qui galopait sur une branche. Aussitôt après, un autre son, plus sourd cette fois, se fit ouïr. Une orange venait de tomber au sol, quelques pas au-devant d’eux. Les deux compagnons s’immobilisèrent. Une autre orange tomba. C’est lui, pensa Raymond. L’homme en noir. Il se dit que Luna devait penser à la même chose. Ils échangèrent un regard et, sans se concerter, coururent en direction du bruit. Ils arrivaient à proximité des oranges tombées au sol, lorsqu’une ombre, bien plus grande que le plus haut des orangers, passa devant eux. Ils reçurent de plein fouet deux oranges en pleine figures, et tombèrent au sol sans connaissance.

Albert et Snipiou

Albert et Snipiou, qui ne se doutaient pas de la mésaventure de leurs compagnons, approchaient du cimetière rapidement. Albert voulait progresser au plus vite : il savait que le temps était compté avant que l’homme en noir n’établisse un plan pour contrecarrer leur enquête, comme sa grand-mère l’avait tenté à Bréauté. Jeanne-Claude n’avait d’ailleurs pas menti lorsqu’elle prétendait n’être qu’un lieutenant : ici, c’était une autre affaire, les trafiquants paraissaient mieux organisés, de telle sorte que nos enquêteurs n’avaient pas encore découvert les manigances liées au trafic de drogue, principale source de revenus de l’homme en noir et ses associés. Cependant, le journaliste était désormais fort d’une autre information : l’homme recherché, Jacques, déléguait apparemment les trafics locaux à divers partisans, et ne s’occupait que de la gestion de l’ensemble. Il n’était donc pas nécessaire de démanteler le trafic pour parvenir à l’homme en noir, mais la tâche s’avérait tout de même nécessaire pour inculper celui-ci et rétablir la santé des milliers de consommateurs à qui la drogue était vendue.

Le grincement métallique de la grille du cimetière arracha Albert à ses pensées. Quelqu’un en sortait. Albert fut soulagé en reconnaissant la silhouette de Pierre, qui vint à sa rencontre d’une mine grave, le visage rougeaud d’un homme qui a courut à en perdre haleine. Il lui expliqua avoir aperçu une inconnue qui rôdait autour de la tombe de sa grand-mère, Felicia, et s’apprêtait visiblement à profaner sa tombe. Ils se précipitèrent tous deux près de la tombe, Snipiou battant furieusement des ailes.

Raymond et Luna

Raymond reprit conscience quelques minutes après s’être fait assommer par une orange. Il regarda autour de lui : personne. A la fois soulagé et frustré que l’homme en noir ait pris la fuite, il appela Luna plusieurs fois. Sans réponse. Son sang se glaça sensiblement. Son esprit refoula un instant cette éventualité, mais un frisson d’inquiétude le força à s’y résigner : Luna avait été enlevée. Par Jacques. Raymond, horrifié, ne réfléchit pas plus longtemps : il se rua vers le cimetière pour prévenir Albert.

Albert, Pierre, et Snipiou

Arrivés sur la tombe de Felicia, ils ne virent d’abord que quelques pierres jetées violemment sur la roche, puis des traces de pas qui conduisaient jusques à un buisson situé non loin de là, en aval du cimetière. Pierre et Albert les suivirent, et manquèrent de tomber nez à nez avec une femme svelte, athlétique, d’une grande taille, et d’une souplesse au moins égale. Elle portait un capuchon qui rendait son visage invisible, et une combinaison vraisemblablement taillée pour le combat. Albert, surpris, voulu battre en retraite, mais Pierre, d’un gabarit plus imposant, flanqua un coup mémorable à la tempe de l’inconnue, qui, en un salto, sortit d’on ne sait où un sabre étincelant et, d’un dégagement rapide, asséna un grand coup en direction de Pierre, à la hauteur de sa jugulaire. Fort heureusement pour lui, Snipiou se trouvait sur la trajectoire, et reçu le coup à hauteur d’aile, ce qui suffit à dévier la lame. Le perroquet, désormais mutilé, s’effondra, laissant place au poing d’Albert qui atteignit leur assaillante directement au visage ; avant de perdre connaissance, elle lança une dernière botte qui blessa gravement Albert au bras droit. Pierre, qui savait la mauvaise volonté de la Police locale, alla chercher corde et soins, tandis qu’Albert gisait à terre, en proie à une vive douleur que ravivait des saignements incessants, de l’avant-bras jusqu’au coude. Snipiou, à ses côtés, caquetait faiblement.

Raymond arriva à ce moment précis. On ne saurait décrire l’affolement et l’effroi qui se peignit sur le visage du grand-père d’Albert lorsqu’il vit son petit-fils à terre, une large plaie au bras. Albert lui décrit l’affrontement, et lui confia, d’une voix obscure, que cette demoiselle était sans doute à la solde de l’homme en noir, l’homme en noir qui, expliqua Raymond d’une voix éteinte, avait enlevé Luna après les avoir attirés dans un impensable guet-apens, bricolé à l’aide d’oranges. Albert entendit, ce qui le mis en état de choc : il ne répondit pas. Pierre revint avec le nécessaire pour soigner Albert : il lui confectionna un bandage de fortune autour de son avant-bras et, avec une vieille écharpe, fabriqua une atèle provisoire. Il désinfecta également la plaie de Snipiou, qui tentait vainement de voler à nouveau sans son aile gauche. Le doyen et le guide du village ligotèrent solidement la femme au capuchon, puis prévinrent les secours que quelqu’un, au cimetière, se trouvait mal en point. Ils s’apprêtaient à tourner les talons, suivis par Albert, lorsque celui-ci remarqua un détail près de la tombe de Felicia. Intrigué, il s’accroupit et regarda de plus près : les pierres utilisées par l’inconnue n’étaient pas de vulgaires cailloux. C’était des pierres rondes, policées, et creuses, semblables à des boules de pétanque inachevées.

Des boules de pétanques.

Le trafic de drogue. Les cartons du sous-sol de la maison, à Bréauté.

Le terrain de pétanque, sur la grand-place. L’hostilité des joueurs.

Albert comprit la manœuvre d’un coup : les malfaiteurs, il en était pratiquement certain, fabriquaient leurs propres boules de pétanques, et y cachaient la drogue à l’intérieur. A cause de leur masse, on ne pouvait rien soupçonner de l’extérieur. Il ne restait plus qu’à prendre un joueur sur le fait, en train d’ouvrir l’une des boules, et le trafic serait révélé au grand jour.

Les Vieux Normands – Chapitre 6 : La clé de Pierre

Ils cheminèrent ainsi jusqu’au port de Nice. Demeurés toute la journée sans d’autres indications que la déduction de Luna, les trois compagnons songeait à réserver une chambre d’hôtel pour la nuit. Alors que le crépuscule venait d’épouser le croissant lunaire, déjà installé sur son lit bleu roi parsemé d’étoiles, un téléphone vibra. C’était celui d’Albert : il venait de recevoir un message anonyme. Ledit message informait la troupe qu’ils devraient séjourner au village d’Aullène, chef-lieu historique de l’Alta Rocca, perdu en plein cœur des montagnes corses. C’est donc rassurés sur leur destination que les voyageurs embarquèrent, curieux, sans doute, de découvrir ce charmant village, mais inquiets, aussi, de voir ce qui les y attendait. Durant la traversée, éclairés seulement par le lampadaire nocturne qui scintillait au-dehors, Albert écouta Raymond, verre de Bandol à portée de main, lui parler du 14 Avril 1997. Luna s’était endormie. Raymond, habitué des veillées soirinales, poursuivit son récit comme s’il eût été l’heure de l’apéritif et de la pétanque au village de Bréauté (il était trois heures du matin).

« Là, je descendis à la cave d’où provenait le remue-ménage, le capharnaüm que l’on entendait plus haut. Je dus me résigner, pour des raisons de discrétion évidentes, à n’avoir pour d’autre éclairage que la mince lueur qui provenait du souterrain. Je descendais les marches prudemment afin d’éviter tout accident : cette descente me parut interminable. Fort heureusement, les cris, qui m’avaient percés les tympans durant ma maigre chevauchée nocturne, eurent tout de même le mérite de cesser lorsque je débarquais dans la pièce principale de la cave. Seuls les tintements de verre et le gloussement des bulles en ébullition persistaient. A cause de la mauvaise isolation, j’entendais le grand’ vent siffler au-dehors. Une fenêtre claqua. Puis un bruissement continuel, régulier, comme des feuillages qu’on agite : la pluie s’était invitée en cette sinistre soirée. Les cris reprirent. Je levais la tête, scrutant attentivement les lieux. » Albert vit poindre, non pas le soleil à l’horizon (il était cinq heures, s’il eût été chez lui, il se serait dit Il est cinq heures, Paris s’éveille, cependant son état empêcha ici toute référence à Jacques Dutronc), mais les premiers signes de la fatigue qui l’engourdissait progressivement. Il tint bon. Grâce à son endurance. Ou, peut-être, grâce à sa curiosité. La voix de Raymond se fit entendre de nouveau.

« Je me trouvais dans un espace somme toute assez exigu. De frileuses poutres de bois soutenaient un plafond visiblement emmitouflé dans des couches successives de peinture blanche. Peinture blanche qui recouvrait d’ailleurs tous les murs de la pièce. A mon grand étonnement, je vis, plantée au milieu de vieux meubles et de piles d’ouvrages à la couverture rabougrie, une superbe installation. Des fioles de verre fumaient en tout sens, leur contenu passant de l’une à l’autre grâce à d’épais tuyaux. Un homme, petit, la démarche claudicante, et dont je ne pus distinguer les traits, tenait justement l’une de ces fioles entre ses mains.  »C’est donc la fameuse mixture que j’entendais bouillonner ! », pensais-je, presque à haute voix. A ce moment précis, j’aperçus une masse dans les bras de l’homme. Discrètement, je me rapprochais, faisant jouer l’éclairage en ma faveur, et je distinguais…un bébé ! « Et la mixture était donc pour le bébé ? » commenta Albert, réveillé par le suspense. Les effets du vin se firent sentirent chez Raymond, qui parla tout d’un coup sur un ton plus familier, bourru. « Tout à fait ! Ce devait être quelque liquide revitalisant : car le môme, malgré ses cris, m’avait paru bien faible. Et là, le père lui refile le contenu de la fiole, et paf ! le môme gazouille et gigote comme pas possible. Au point qu’il parvient à s’échapper des bras du gentil monsieur qui s’occupait de lui – sans doute son père – et atterrit directement sur le sol. Alors, chose surprenante, le père le ramasse, l’enveloppe dans une couverture, et… » C’est le moment que choisit Luna pour se réveiller. Elle s’extirpa de son sommeil en un bâillement dont personne n’aurait pu soupçonner la candeur, et fit remarquer à ses deux compagnons que le navire arrivait à bon port. Sans réponse. Elle les dévisagea : ils s’étaient endormis.

9 Juillet. Le trio parvint tant bien que mal au village d’Aullène. Situé à flanc de montagne, il dominait toute la vallée, grande étendue forestière peuplée de pins et d’orangers. Raymond, qui promenait son regard alentour, reconnut l’Alta Rocca ; ce n’était en effet pas la première fois qu’il se rendait à Aullène : tous les ans, avec Jeanne-Claude, ils s’installaient ici pour quelques semaines et profitaient du calme du village jusqu’en soirée, où la grande place, s’animait davantage. Cependant, depuis tragiques événements qui l’avaient obligé à se séparer de Jeanne-Claude, Raymond n’avait pas eu le cœur d’y retourner…

Les aventuriers partirent à la recherche de leur demeure, tout en vaquant à travers le village. On vit Raymond, justement, se familiariser avec les habitués du bar de l’hôtel, ici et là, Albert glaner des informations quant aux dernières nouvelles de la région. Luna, elle semblait ailleurs, le visage triste, comme si l’écume de la mer, que l’on apercevait au loin, était contenue à même ses pupilles. Sans doute était-elle en proie à de soudaines réminiscences. En effet, la grand-place, à l’instar du bistrot Le Vieux Normand, lui parut familière l’espace d’un instant. Mais la jeune fille, persuadée de n’être jamais venue en ces lieux pourtant si hospitaliers, et pourtant si étranges, chassa ses sombres pensées bien vite. Ces drôles de gens se savaient bien observés par Snipiou qui, au gré d’incessants caquètements, goûtait à la senteur unique des orangers qui bordaient le village. Toutes ces informations, anodines en apparence, furent consignées dans un carnet avec le plus grand soin, carnet que parcourut des yeux, toujours avec une extrême attention, un homme vêtu de noir, et dont la voix perçait la pénombre.

Du côté d’Albert et consorts, on avait passé la journée à débusquer le fameux village, et on commençait à se dire que, peut-être, il vaudrait mieux s’employer à trouver la maison parce que, tout de même, il sont sympathiques, les habitants, mais nous, on est fatigués, épuisés, on a faim aussi, bref, on en a marre. Ces propos, que tinrent à tour de rôle les personnages qui nous occupent, débouchèrent sur une dispute générale où un sentiment d’irritation dominait. Raymond, pour commencer, et alors qu’ils gravissaient péniblement une côte, se plaignit de ses rhumatismes, ce à quoi Luna répliqua qu’elle aussi, elle avait mal partout, et Albert, pour clore le débat, asséna qu’il fallait arrêter de se plaindre parce que, sinon, on avançait plus. Snipiou poussa soudain un cri virulent, que l’on apparenta à un piaillement, et alerta tout le monde. On regarda sur la droite. Une vieille demeure, seule, se dessinait au loin. Seule ou presque. Un homme s’avançait vers eux. Des éclats de voix s’étaient fait entendre. De sa démarche rassurante, il avait accouru. Pierre, était un homme d’âge mûr, un homme d’expérience, quoique sa sincère bonhomie et son crâne chauve lui conféraient un caractère intemporel.

Lorsqu’il découvrit l’étrange trio qui avait provoqué ce tintamarre, il comprit bien vite que ces gens-là, comme disait son ami le grand Jacques, cherchaient quelque chose. Il expliqua alors posément, devant un auditoire méfiant et désormais accoutumé aux entourloupes, qu’il était celui qui servait de guide dans le village. Les habitants comme les nouveaux venus lui quémandaient en permanence toutes sortes d’informations, et il participait activement à l’intégration de ces derniers. Raymond, en doyen de la bande, détailla les motifs de leur venue. La mine de Pierre s’assombrit : « Dès que le reste du village sera au courant, ils afficheront envers vous une hostilité croissante. Les gens, ici, se protègent entre eux, je vous conseille donc de rester sur vos gardes. » Paroles lugubres, airs renfrognés, le groupe s’engagea sur la route qui menait à la demeure aperçue auparavant.

De l’extérieur, une belle bâtisse, de l’intérieur, une vieille bicoque. Voilà qui résumait le lieu où s’établirent Raymond, Albert, et Luna. Snipiou, de toute évidence fort dépaysé, observait le soleil se coucher du haut de la cheminée. Il convient cependant ici de détailler, pour une plus grande commodité romanesque, l’intérieur de la grande maisonnée. S’y trouvent donc, dans le désordre, une cuisine poussiéreuse aux murs blancs, dont la nostalgie se manifeste par l’absence de réfrigérateur, un salon plutôt bien conservé, modeste, avec une cheminée en bois et un long divan, à l’étage, deux chambres, un lit dans chacune d’elles, une commode, des sanitaires, et c’était tout. Au vu de l’espace disponible, qui obligeait à un confort relativement restreint, Albert annonça qu’il dormirait dans le salon, Snipiou, sur le toit (on dut le faire caqueter plusieurs fois pour le comprendre). On s’apprêtait à tourner les talons, lorsque Pierre les arrêta. Entre les chambres et les sanitaires, une petite trappe, passée inaperçue. A l’intérieur, un simple mécanisme, utilisable à l’aide d’une clé. Pierre indiqua ensuite ce que chacun avait pris pour une armoire. Luna, curieuse, interrogea :

- C’est une porte, n’est-ce pas ?

Réponse de Pierre :

- Absolument. Mais elle est blindée, impossible à forcer. Le seul moyen de l’ouvrir est de posséder la clé, expliqua-t-il en désignant le mécanisme.

Voix d’Albert, insistante :

- Et où est-elle, cette clé ?

Regard de Pierre. Pierre à Albert, Albert à Pierre, qui énonça d’un ton mystérieux :

- Disparue.

Disparue.

Pas perdue, mais disparue. Le mot fit frémir l’assemblée. Quelqu’un était en sa possession. Quelqu’un qui avait quelque chose à cacher. Et aux déclarations de Pierre qui suivirent, l’assemblée ne frémissait plus. Elle frissonnait. Une fois ouverte, la porte débouchait sur un petit escalier, vieux d’un siècle, qui s’achevait sur un grenier, où étaient entreposés de multiples archives des anciens propriétaires. Des bruits couraient cependant, et, d’après Pierre, on s’était laissé entendre dire que des bruits étranges provenaient du grenier, particulièrement les soirs de pleine Lune. On racontait même qu’une fois, une femme particulièrement téméraire s’y était aventurée, en entrant par la fenêtre. On avait découvert son cadavre à l’aube le lendemain, la fenêtre demeurait intacte. Pierre, après avoir laissé ses coordonnées, prit congé du groupe. Les trois compagnons dormirent d’un sommeil agité, qui laissait présager de sombres lendemains.

Les Vieux Normands – Chapitre 5 : Vers l’Île de Beauté

« Je déambulais, un soir, dans les ruelles de Bréauté, éclairées seulement par quelques menus lampadaires. Lampadaires presque effarouchés par l’éclatante splendeur de la Lune, qui se levait doucement, au rythme du bruissement des feuillages. Parvenu près de la demeure qui contient l’accès au souterrain, je jetais un simple coup d’œil, m’apprêtant à poursuivre mon chemin jusques au bar. Cependant, frappé par un cri soudain provenant des profondeurs de la cave, je m’approchais et tendis l’oreille, attentif. Je crus distinguer des tintements de verre, ainsi que le mijotage d’une mystérieuse mixture en ébullition. Surtout, la vapeur épaisse et brumeuse, que je vis s’échapper par la lucarne entrouverte, me poussa à intervenir. Souhaitant éviter de me faire repérer, j’ouvris la porte discrètement et me faufilait par l’ouverture. Là, je… »

La ligne fut brusquement coupée. Albert tenta de rappeler à nouveau Raymond. Pas de réponse. Il pesta tout haut, sous le regard contrit de Camille, qui s’employa à le calmer. Il n’en saurait donc pas plus sur le 14 Avril 1997, du moins pour le moment, et cette perspective l’ennuyait. Il était dans l’impossibilité de contacter sa grand-mère, qui purgeait sa peine dans une prison hautement sécurisée interdisant les visites. Ainsi devait-il se borner à sa paperasse journalistique – quelques entrefilets dans Libé concernant l’affaire – en arborant une mine un peu plus sombre chaque jour.

- Je n’en peux plus de tourner en rond, déplora Albert à Camille, un soir. Il me faut du nouveau, une enquête de terrain, de l’action !

- Sois patient, lui conseilla-t-elle. Tu es sur les nerfs, tu devrais faire une pause avant de continuer ton enquête. Et regarde les enfants : ils ne t’ont pas vu depuis une semaine. 

Quid et Juliette, jumeaux nés il y a cinq ans, gambadaient joyeusement autour d’un aquarium de taille humaine. Celui-ci trônait majestueusement au fond du salon, près de la grande table à dîner. Parmi des  fougères aquatiques et autres végétaux marins, il était aisé de distinguer Jastribiou. La tortue, cadeau des parents d’Albert pour ses 18 ans, écartait avec véhémence lesdits végétaux qui entravaient sa progression.

Elle s’immobilisa soudain et allongea le cou lorsqu’ Albert, ayant réuni les deux garnements, se mit à leur conter les événements qu’il avait vécus ces derniers jours.

« Il était une fois, dans un petit village de Normandie… » Et le récit dura jusqu’à l’heure du coucher. Albert se rendit dans sa chambre, et trouva Camille assise sur le lit. Il s’endormirent dans un même soupir, et la nuit les happa bien vite dans le tourbillon des rêves.

Trois mois plus tard, 8 Juillet 2017. Cinq heures et demie du matin. Grands coups frappés à la porte. Tambourinés, même. De quoi réveiller toute une maisonnée paisiblement endormie. Pourtant, seul Albert eut droit à l’illustre et ô combien redouté plaisir nocturne d’être réveillé en pleine nuit. S’extirpant douloureusement du lit, il s’empara d’une lampe torche miraculeusement posée sur sa table de chevet, puis se rendit près de la porte d’entrée. Un obscur silence régnait, troublé seulement par les quelques voitures qui parcouraient le grand vent nocturne, armées de leurs phares incandescents.

Le journaliste jeta un œil par l’ouverture encastrée dans la porte : personne. Grands coups évanouis. Évanouis dans la nuit. Albert, trop bien éveillé désormais, ouvrit silencieusement la porte. Il distingua, posée sagement sur son paillasson, une petite enveloppe noire. On eût dit qu’elle attendait là depuis des lustres. Qu’elle l’ attendait, lui. Cependant, la petite lettre de cette lettre ne dissipait en rien l’inquiétude grandissante d’Albert, qui ne connaissait que trop bien ce type d’enveloppe : elles provenaient d’une machine à écrire, contenaient quelque menace ou intimidation, et étaient tapées par ce même homme en noir, introuvable, appartenant à la bande de trafiquants qu’il avait poursuivi au printemps. Tout cela, Albert le su avant même d’ouvrir l’enveloppe. Pressé par sa curiosité d’antan, il lut tant bien que mal, à la lumière de sa lampe de poche, le contenu de la missive. Celle-ci disait :

Albert. Nous vous avons trouvé. Mais nous sommes introuvables. Et nous le demeurerons. Sauf si vous décidez d’engager des pourparlers avec nous. Il vous faudra pour cela aller au-delà d’une mer, et vous rendre sur une île de toute beauté. Vous avez jusqu’au 12 Juillet pour préparer les négociations. D’ailleurs, ceci n’est pas une suggestion. Si vous n’y êtes pas sous 72 heures, nous serons dans l’obligation de venir vous chercher. Mais nous n’emporterons que vos cendres. Et celles de votre famille.

Albert, choqué, stupéfié, et profondément horrifié par ce message, fut dans l’incapacité de se rendormir, malgré le sommeil qui le taraudait. Il demeura ainsi jusqu’à l’aube, les yeux écarquillés, la lettre à la main, à se remémorer le premier coup de téléphone qui l’avait embarqué dans cette affaire…

Neuf heures. Camille s’éveilla et trouva son mari endormi sur le divan. Elle vit qu’il tenait à la main une petite enveloppe noire. Interloquée, elle la saisit délicatement et la lu ; son visage fut d’abord marqué par une inquiétude angoissée, angoisse croissante qui se mua en une terreur soudaine, terreur de perdre son mari, terreur de perdre ses enfants, terreur d’être perdue, elle aussi. N’y tenant plus, elle réveilla Albert qui la dévisagea : teint pâle, air sombre, yeux bouffis par le peu de sommeil que la Lune avait bien voulu lui accorder. Ils s’embrassèrent, pleurant tous deux des larmes glacées par la peur qu’ils éprouvaient.

Puis Albert plongea son regard dans celui de Camille, avec un air entendu : il allait devoir partir. Où, il ne savait pas exactement, il y réfléchirait plus tard. Avant cela, il devait se renseigner. Il s’empara de son ordinateur et fit quelques recherches sur l’affaire en cours : la Police recherchait toujours la personne à l’origine du trafic, le fameux « homme en noir », un dénommé Jacques. Jacques seulement. Rien d’autre. On ne savait ni à quoi il ressemblait, ni où il demeurait, on ne connaissait pas non plus ses fréquentations, bref, on ne savait rien de lui.

Albert, abattu, ferma son ordinateur et téléphona en urgence à Raymond. Il lui communiqua la teneur des événements nocturnes. Le grand-père, plein de sang-froid, ne broncha pas, et informa qu’il se rendait au plus vite chez Albert. Luna viendrait avec lui. Il ajouta, à mi-voix, que, lorsqu’il serait temps, ils parleraient du 14 Avril 1997. Le journaliste commença ses préparatifs, puis alla rendre visite à Snipiou, son perroquet et éternel compagnon d’aventure. Ce dernier, à l’approche de son maître, roucoula de l’intérieur de sa cage, qu’Albert s’empressa d’ouvrir. Snipiou se percha sur son épaule, et ils attendirent ensemble l’arrivée de Raymond et Luna.

Le grand-père et la jeune fille gagnèrent l’appartement d’Albert et Camille avec une heure de retard. Raymond ne ménageait pas sa verve contre les multiples embouteillages parisiens, et s’en prenait encore à Anne Hidalgo lorsqu’ils furent sur le pas de la porte. Luna, qui l’observait d’un œil rieur, se trouva très heureuse de revoir Albert. Les présentations achevées, et après de longues étreintes avec sa femme et ses enfants, Albert quitta son domicile, accompagné de Luna, Raymond, et Snipiou. Là, Luna leur fit part de son analyse de la lettre :

- Je pense que l’appellation « île de toute beauté » peut se résumer simplement à « l’Île de Beauté », ce qui signifierait que nous partirions en Corse !

- Mais elle a raison ! s’exclamèrent en cœur grand-père et petit-fils.

- Le voyage sera donc bien long, nous devons nous dépêcher, car le 12 Juillet arrivera vite, renchérit Albert, arborant la mine sombre dont il était devenu coutumier.

Les Vieux Normands – Chapitre 4 : L’affrontement

Parvenus à l’entrée du bar à l’heure convenue, Albert frappa deux coups brefs, comme le lui avait indiqué Raymond. Pas de réponse. Le vent se leva, par rafale, agitant les feuillages de la forêt qui entourait le village. Deux nouveaux coups brefs. Toujours rien. Le froid commença à envahir Albert et surtout Luna, vêtue plus légèrement. Ils se blottirent dans un angle formé par le mur, à peine abrité par le porche. Luna tenta à son tour, en frappant plus fort, puis en continu, contre le bois. La porte ne cédait pas, et toujours aucun signe de vie. Albert commençait sérieusement à s’inquiéter lorsqu’un bruit se fit entendre à l’arrière du bar. Les deux intéressés tendirent l’oreille, à l’affût. Albert se risqua à actionner la poignée…qui ouvrit la porte, sous le regard médusé de Luna. Ils entrèrent en apercevant le barman à l’intérieur, qui s’apprêtait probablement à leur ouvrir. A peine Luna avait-elle refermé la porte que Snipiou fit son entrée en caquetant, sous les yeux d’Albert, surpris et amusé. Après avoir expliqué qui était cet animal peu ou prou farfelu, les compagnons d’infortune s’attablèrent, et commencèrent à discuter.

Le vieil homme prit la parole en premier, la mine grave et le phrasé solennel : « J’ai plusieurs révélations à vous faire, surtout en ce qui te concerne, Albert. Ce que je vais vous dire doit, bien entendu, demeurer secret, auquel cas vous seriez exposés à de dangereux bandits locaux. Tu dois te demander pourquoi je te tutoie, Albert. Il est une chose importante que tu dois savoir : je fais partie de ta famille. Plus exactement, je me nomme Raymond, et je suis ton grand-père. Mais laisse-moi poursuivre, tu poseras tes questions après. Nous nous sommes installés ici avec ta grand-mère par faute de moyens financiers, nous espérions commencer une nouvelle vie, après que nous ayons tout quitté à la suite d’un imbroglio sans précédent. Mais c’est une autre histoire, et nous n’avons guère le temps de nous attarder sur des scandales familiaux. Ta grand-mère, Jeanne-Claude, a très vite compris que le seul moyen pour renflouer notre trésorerie passait par un sacrifice de nos valeurs, éthiques et morales. Je l’ai donc suivie dans son entreprise, qui, comme à l’heure actuelle, se déroulait ainsi… » Il fit une pause, se remémora un instant quelque détail, puis reprit :

Un mécano qui travaille au garage – que tu dois connaître, Luna – acheminait la drogue depuis cet entrepôt jusqu’à sa maison. Je ne suis pas surpris que tu ne sois pas au courant, Luna, cet homme sait se faire discret. Il invitait ensuite consommateurs et trafiquants. Ses derniers seuls avaient accès aux cartons où se trouvait la drogue, ainsi que les « dirigeants » du trafic, dont fait partie Jeanne-Claude. Et ils empruntaient un souterrain qui les menaient en toute impunité…ici, dans ce bar. La sortie de ce tunnel se trouve d’ailleurs juste là… » Raymond se leva péniblement et entreprit de déverrouiller la fameuse porte en bois, qu’Albert avait déjà remarquée durant sa première visite au bar. « Je ne connais pas la suite, puisque j’ignore où la drogue est transportée ensuite : plus tard, je me suis volontiers écarté de ce trafic, et, faute de preuves suffisantes, je n’ai pas pu l’arrêter. Les trafiquants ne viennent plus par ici depuis un long moment, mais emprunteront probablement ce chemin cette nuit, c’est pourquoi j’ai verrouillé les autres issues. » Un long silence régna sur la tablée. Chacun était immobile, et le croassement d’un corbeau se fit entendre. Albert reprit la parole, éberlué mais sûr de lui :

- Monsieur, euh…Grand-père, j’ai connaissance de la fin de cette histoire. En ayant découvert une machine à écrire à la banque de Fécamp cet après-midi, j’ai compris qu’il existait un lien entre les braqueurs et les narcotrafiquants. Je crois donc pouvoir affirmer que c’est un même collectif, une seule organisation, qui braque des banques pour y entreposer la drogue. Cela leur permet de s’enrichir et d’alimenter les trafics locaux. Ils ont donc dans l’idée de braquer la banque de Fécamp !

- Eh bien, bravo Albert, nous sommes maintenant en mesure de dénoncer ces bandits. Mais avant, nous devons agir vite, sans quoi la banque sera déjà sous leur contrôle. Ce rendez-vous semble n’être qu’une diversion…

Albert, qui avait compris le stratagème des truands, remercia rapidement Raymond, et fit signe à tout le monde de se préparer. On s’attendait à des pourparlers qui seraient brefs, mais Raymond prévint que les affrontements, qui duraient parfois des heures, pouvaient être terribles. Chacun se munit d’un tesson de bouteille et d’un couteau de cuisine (à l’exception de Snipiou, qui, du haut d’une étagère, regardait s’affairer ces drôles de gens). Raymond informa la Police, Albert l’AFP. Il évita de prévenir sa femme, afin de lui épargner une certaine et inutile angoisse. Elle avait déjà beaucoup à faire en s’occupant des enfants, et elle s’informerait de toute façon par le biais des journaux. Fin prêt, le trio se regroupa, et une longue attente commença. Il était trois heures.

Ils patientaient, claquemurés derrière le bar. Tous trois remuaient fréquemment, afin de trouver la position la moins inconfortable. Snipiou était immobile sur son étagère, à tel point qu’on le confondait avec une statuette décorative grandeur nature. Lorsque cinq coup sonnèrent au clocher de l’Église Saint-Georges, les trois compagnons se tendirent et retinrent leur souffle. Snipiou caqueta faiblement. Des pas se firent entendre dans l’escalier. D’abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, ils martelaient le sol d’un pas régulier, presque militaire. Albert dénombra deux voire trois personnes. Les pas s’arrêtèrent soudain. Personne ne bougeait. Puis une main actionna la poignée, et trois silhouettes entrèrent dans le bar, plongé dans la pénombre.

Albert reconnu immédiatement les trois silhouettes qui se tenaient face à eux. La première n’était autre que Michel, le mécano. Luna le reconnut également, et poussa un soupir rageur. Un autre homme se tenait à sa gauche, qu’Albert identifia pour l’avoir aperçu dans le souterrain. Enfin, Jeanne-Claude, la grand-mère, dans son fauteuil roulant automatique, paraissait plus jeune qu’elle ne l’était, et toisait ses trois adversaires d’un air impérieux.

- Vous nous laissez la banque de Fécamp et nous vous laissons en paix, voilà le marché, proposa-t-elle d’une voix rauque où ne transparaissait aucune émotion. Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vu, Albert, ajouta-t-elle à mi-voix. Nous avons des choses à nous dire, et j’aurais aimé que ce soit dans d’autres circonstances.

- Trop tard, la Police est en route, ici et vers Fécamp. Ces choses-là attendront, rétorqua ce dernier, impassible.

La centenaire paru méditer un instant, scrutant Albert attentivement pour y déceler une marque d’affection. En vain. Décontenancée par l’annonce autant que par le ton de son petit-fils, elle se reprit tout de même bien vite :

- Alors il ne me reste qu’une solution : vous emmener avec moi. Attachez-les, intima-t-elle à ses gardes. Voyant que les résistants ne paraissaient guère intimidés, elle ordonna :

- En joue !

Les deux hommes pointèrent leur arme, de simples fusils, sur Raymond, Albert, et Luna, qui demeuraient pétrifiés. Mais ils en oublièrent Snipiou, qui s’envola subitement de son perchoir et se planta d’abord sur la tête de Jeanne-Claude, qui poussa un grand cri et actionna son fauteuil roulant, dans le but de déstabiliser Snipiou. Mais ce geste ne perturba nullement le perroquet, qui griffa la grand-mère et ses hommes aux poignets. La baronne s’écrasa sur le sol, inerte, et les corps des deux hommes vinrent l’accompagner dans sa chute. Soulagé, Raymond attacha solidement les malfaiteurs, tandis qu’Albert et Luna louaient l’intervention de Snipiou, qui virevoltait en tous sens.

Les policiers arrivèrent sur place à ce moment précis, informant au passage que le braquage escompté n’avait finalement pas eu lieu, car les braqueurs attendaient l’ordre de Jeanne-Claude pour attaquer la Banque. Au moment de pénétrer dans le fourgon de Police, cette dernière prononça une phrase mystérieuse qu’Albert gardera longtemps en mémoire : « Ce n’est pas fini, Albert. Je ne suis qu’un lieutenant de cette organisation » murmura la baronne de la drogue d’un ton où perçait une colère mêlée de tristesse. « Renseigne-toi sur l’homme inconnu au téléphone, le même qui a écrit les lettres, et sur le 14 Avril 1997 », acheva-t-elle. Tels furent les derniers mots qu’Albert entendit de sa grand-mère.

Neuf heures du matin. Albert se rendit à la conférence de rédaction de Libération, avec l’ensemble de ses collègues. Longuement applaudi à son retour, son enquête ne cessait de faire la Une des journaux, et cela se confirma encore ce Mardi, pour la plus grande joie de l’intéressé, qui esquissa un sourire devenu rare ces dernières années. Le soir, il retrouva Camille, Juliette, Quid, Snipiou, et Jastribiou, sa tortue aquatique. Sa femme, soulagée et emplie d’une grande joie, l’embrassa dès qu’il eut franchi le seuil de l’entrée. Cette joie fut intense, mais brève.

En effet, dès la fin du dîner, sa femme lui transmit le téléphone, en expliquant : « C’est Raymond. Il veut te parler du 14 Avril 1997 ». Le visage d’Albert se ferma : les affaires étaient loin d’être terminées…

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