Les Vieux Normands – Chapitre 14 : L’Octobre Rouge

Du côté de la bande à Luna, on fit les présentations ; Jean-Claude Trifouille, s’il était à l’aise avec le mécano, n’en menait pas large avec Luna. Il faut dire qu’il était l’un des derniers vestiges de la génération de malfrats qui avait formé son père au grand banditisme. Quant à Yves-Martin, celui-ci menait une guerre froide contre Jean-Claude, et se refusait à lui adresser la parole. L’ambiance était donc pleine de joyeusetés lorsqu’ Yves-Martin, peu coutumier du fait, demanda la parole. Tout le monde se tut, non par respect, mais plutôt par surprise : le fantasque journaliste préférait habituellement interrompre son monde sans crier gare plutôt que de s’annoncer poliment. En effet, il avait une annonce à faire. Les trois autres le regardèrent, circonspect. Yves-Martin, qui adorait les jeux de surprises, expliqua d’un air faussement modeste qu’après avoir eu connaissance du récit du pêcheur sur la fameuse vague, il avait imaginé l’hypothèse que la vague en question se trouvait être un sous-marin et, de fait, s’était renseigné sur les sous-marins produits dans la région ces trente dernières années. Lorsque Luna l’interrogea sur la pertinence de remonter si loin dans le temps, le nouveau reporter répondit, laconique, que les dossiers d’Albert lui avaient été utiles à ce sujet. Luna, stupéfaite, ne sut que dire, et l’autre reprit de son ton condescendant caractéristique : « Comme chacun peut le constater, cette frise chronologique indique que seuls deux sous-marins ont été produits sur trente ans. Or, si vous vous étiez renseignés sur autre chose que les coquillages régionaux, vous sauriez que l’on ne construit plus de sous-marins depuis vingt ans. Ce qui explique aussi pourquoi je suis remonté si loin dans le temps. Seuls deux sous-marins ont été construits : le premier en 1994, baptisé Forrest Gump. La construction comme l’inauguration furent fort médiatisées, et l’on trouve des anecdotes étonnantes à son sujet, comme le fait que le cuistot de bord avait la phobie du bleu, et ne pouvait donc pas servir dans un bateau classique. Ce sous-marin est parfois en activité, mais n’est quasiment plus utilisé par nos vieux esprits militaires. Le second date de 1995, et est encore plus célèbre, puisqu’il a disparu en Juillet 1996, tout juste un an après sa mise en service. Il s’appelait Breton le Rouge, en référence à Tintin – comment, vous ne connaissez point ? – et a été vu pour la dernière fois au large de Douarnenez. Alors, qu’en dites-vous ?» Luna, curieuse, posa la question qui les taraudait tous : « Et il est devenu quoi, ce sous-marin ? » Yves-Martin rajusta sa chemise : « On ne l’a jamais retrouvé. » Une pause, silence, où chacun évaluait les nouvelles informations. Puis, Jean-Claude Trifouille, sur un éclair de son génie d’antan : « Mais oui ! L’Octobre rouge ! ». On le somma de s’expliquer. Ce fut un récit endiablé, dont voici l’essentiel :

« L’appellation Octobre Rouge désignait d’abord les révolutions russes d’Octobre 1917, menées par Lénine. Des décennies plus tard, un livre qui avait pour titre A la poursuite de l’Octobre Rouge est sorti… Et devinez quoi ? le sujet de l’histoire est, précisément, un sous-marin ! Ce qui me fait dire, en voyant cette photo, que cet Octobre Rouge, prétendument perdu à tout jamais, est sans doute le sous-marin de Jacques ! La référence au Trésor de Rackham le Rouge, qui met aussi en scène un sous-marin, me semble confirmer cette hypothèse. Non ? » Quelques secondes suivirent où chacun resta silencieux. Puis la stupeur, l’ébahissement qui caractérisent ces compréhensions soudaines, se peignirent sur les visages des enquêteurs. On devinait maintenant le modus operandi de Jacques : la drogue passait par le sous-marin pour être redistribuée ensuite à travers tout le pays. Le sous-marin, c’était donc la planque de Jacques. Restait à savoir comment y pénétrer.

Les vents sifflaient dans la ruelle qui bordait l’ancienne demeure familiale d’Albert. Il était une heure du matin, et Jean-Claude Trifouille attendait dehors, luttant contre la fraîcheur nocturne. Il aurait voulu attendre à l’intérieur, mais son contact avait insisté : retrouvons-nous dehors, c’est ce qu’elle avait dit. Jean-Claude, par précaution, n’avait pas informé les autres, jugeant une telle nouvelle propice à une nuit sans sommeil. Plus l’heure avançait, et plus il s’interrogeait : était-ce un piège ? était-ce bien celle qu’il attendait ? Ce rendez-vous, si étrange qu’il fut, lui semblait être un improbable revirement de situation. Jean-Claude, désormais transi de froid, se demandait comment informer les autres lorsqu’une ombre paru. Il la reconnut immédiatement, car les âges n’avaient guère entamé sa silhouette. Toujours aussi fière, et rescapée d’une prison où elle avait mené la vie dure aux gardiens, Jeanne-Claude apparu dans son éternel fauteuil roulant électrique, enrichi pour l’occasion d’une propulsion qui lui permettait de s’élever dans les airs pendant quelques secondes. Jeanne-Claude entama la discussion d’un ton ferme. Tout en renouvelant son affection pour Jean-Claude, elle lui rappela qu’il était ô combien risqué d’organiser un rendez-vous dans un endroit pareil, sur les terres de Jacques à qui la Police était peu ou prou acquise, et à proximité de la maison abritant le reste de l’équipe. Jean-Claude tenta de calmer les ardeurs de l’ex-narcotrafiquante, en lui parlant du sous-marin et de l’enlèvement d’Albert. Jeanne-Claude, hors d’elle après de telles révélations, exigea qu’on s’organisât au plus vite pour mettre un terme aux activités de Jacques. En revanche, elle semblait plus partagée sur le sort d’Albert : lorsque Jean-Claude évoqua la question, elle se contenta d’afficher un air pensif, signe chez elle d’un bouillonnement intérieur. Puis le spécialiste des évasions s’attaqua au sujet sensible du soir : il voulait informer les autres. Voyant la baronne réticente à toute coopération, son ami de toujours tenta de lui présenter avec force et moult persuasion combien son aide pourrait être utile à tous, et combien elle-même en sortirait grandie. Imagine, lui disait-il à mi-voix, si nous arrivions à coincer Jacques ensemble. Albert t’en serait reconnaissant.

Jeanne-Claude médita plusieurs minutes sur ces arguments, et tous deux restaient là, regardant la mer qui sommeillait à l’horizon, au bout de la rue. Puis, elle répondit simplement « oui », et le visage de Jean-Claude s’éclaira, mais cette lueur s’assombrit quand elle ajouta « à deux conditions. » Après tout, elle avait été crainte dans toute la Normandie, et ce n’était pas pour rien. La grand-mère d’Albert ne voulait pas participer à la libération de son petit-fils, et souhaitait en revanche s’occuper seule de Jacques. Si ces conditions n’étaient pas réunies, elle s’organiserait pour capturer toute l’équipe, et les garder en otage, au cas où. A cette pensée, Jean-Claude s’empressa d’accepter les conditions posées par leur nouvelle alliée. Mais avait-il vraiment eu le choix ? Je laisse au lecteur le soin d’en juger.

Deux heures du matin, Jean-Claude Trifouille secoua Luna, Michel, et Yves-Martin pour leur annoncer qu’une invitée les attendait. Yves-Martin, toujours aussi désagréable, déclara qu’il n’avait invité personne, et qu’il ne tiendrait salon que le lendemain, une réplique qui déclencha la fureur de Jean-Claude Trifouille, lequel lui asséna une grande baffe qui eu pour effet de mettre le journaliste définitivement de mauvaise humeur. Luna, plus habituée au monde de la nuit, paraissait alerte, là où Michel, d’un âge un peu plus avancé, réprimait à grand-peine quelques bâillements. C’est ainsi, encore endormis et mordus par le froid, qu’ils sortirent dans la ruelle où les attendait Jeanne-Claude. Au début, Yves-Martin crut à un rêve, et demanda à quelqu’un de le pincer pour s’assurer du contraire. Luna s’en chargea et arracha un cri à Yves-Martin qui, saisi d’effroi devant Jeanne-Claude, partit se recoucher en courant. Luna, et surtout Michel, regardèrent la vieille femme avec une moue circonspecte, et ce fut Luna qui commença les approches :

« - Bon, Jeanne-Claude, vous voulez quoi ?

- Avec Jean-Claude, on est au courant pour l’Octobre Rouge. Et puis, on a eu une idée.

- Tiens ? Mais je croyais qu’vous étiez en prison ?

Jean-Claude fit un signe de tête à Luna, comme pour dire « c’est moi qui l’ai libérée », et la jeune femme prit une mine sévère :

- Toujours des relations, hein ? lança-t-elle à Jeanne-Claude.

- Bon, c’est pas qu’on est pressés, mais qu’est-ce que c’est que cette idée ? relança Michel. J’pensais qu’ t’allais nous foutre la paix. C’est pas encore un piège pour nous coffrer ou j’sais pas quoi ?

- Écoutez, nous avons un ennemi commun : Jacques. Cela fait des années que je suis à sa recherche, parce qu’il empiète sur mes affaires. Et je sais que vous avez de bonnes raisons de vouloir l’arrêter, vous aussi.

Le coup avait porté, et Luna baissa la tête. La grand-mère continua, impassible :

- Je sais aussi qu’Albert est emprisonné, mais je me fiche de son sort pour l’instant. Alors je vous aiderai à deux conditions. Jean-Claude, explique-leur pour l’Octobre Rouge. » Jean-Claude s’avança, et résuma les conditions que vous savez. Michel et Luna se consultèrent du regard, puis acquiescèrent : eux aussi savaient qu’il était inutile de discuter. Le rendez-vous touchait à sa fin, et chacun repartait dans le brouillard, lorsqu’un bruit se fit entendre. On aurait dit un chant et un hululement à la fois. Le son était doux et mélodieux, puis s’éleva dans les aigus pour s’évanouir d’un seul coup. Tous s’étaient arrêtés, stupéfiés. On regarda autour : personne. On leva les yeux vers le ciel : rien non plus. On crut à un rêve, et on s’endormit.

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