Les Vieux Normands – Chapitre 13 : A la recherche d’un Albert perdu

Partout, on s’évertua à retrouver Albert. Luna l’appela dix fois sur son téléphone. On courut jusqu’aux confins de la ville. On questionna les commerçants, sur un homme de taille moyenne, plus de trente ans, barbe légèrement grisonnante, athlétique, et pourvu d’un carnet. Personne ne s’y retrouva, et on ne retrouva pas Albert, et la nuit tomba. Personne ne dormit. Tous s’interrogeaient : la disparition d’Albert, même pour Yves-Martin, ne pouvait pas être un accident, et son enlèvement était tout aussi délibéré que la présence des cageots de merlus dans les rues.

Le lendemain, évidement, on s’interrogea : qui pouvait bien en vouloir à ce point à Albert ? Une seule réponse leur venait à l’esprit : Jacques. Mais comment avait-il pu réussir son coup, aussi facilement, en plein jour, au détour d’une rue ? L’incident, extrêmement fâcheux, n’arrangeait pas Michel et Luna, qui ne décoléraient pas depuis les événements survenus à Aullène. D’un autre côté, Yves-Martin, sans se départir de son flegme, se demandait ce qui pouvait bien lier cet enlèvement à la présence de merlus dans les rues. On lui répondit pas des regards noirs. La troupe désirant se détendre les nerfs après les récents événements, il fut décidé que tous se rendraient à la plage pour goûter à l’eau, certes un peu fraîche, de l’Océan Atlantique qui passait là. La plage, loin d’être déserte, quoiqu’étendue sur des kilomètres, leur fournit le repos nécessaire. Luna, qui gérait à sa manière l’enlèvement d’Albert, se dégourdit en escaladant les massifs rocheux qui bordaient l’immense berge ensablée, sous le regard condescendant d’Yves-Martin, tranquillement assis, un ouvrage de Proust à la main. Michel se baignait près du bord, promenant son regard sur l’horizon.

Parvenue en haut de la corniche, Luna aperçu quelque chose qui flottait sur l’eau, un peu plus au large. En un plongeon mémorable, qui s’acheva malheureusement à l’horizontal, la jeune femme parvint au niveau de ces objets flottants, et découvrit des mouettes. Elle pensa d’abord que celles-ci dormaient simplement sur l’eau, comme de nombreux humains. Mais, essayant d’en attraper une, Luna se rendit compte que leur sommeil s’était depuis longtemps prolongé jusqu’aux limites de l’éternité. Ainsi donc, il y avait là une dizaine de mouettes, peut-être amies, peut-être d’une même famille (« Les mouettes aussi ont des familles »), peut-être inconnues, réunies là par l’appât de la pêche, de la mer. Horrifiée, Luna revint à la nage vers Yves-Martin, qui s’était levé d’un bond, laissant Proust du côté de Guermantes. Le reporter et l’orpheline et l’ex-mécano échangèrent un regard entendu : encore un incident inhabituel. Ledit incident fut rapporté aux maîtres-nageurs qui surveillaient la plage, et qui confirmèrent qu’effectivement, c’était inhabituel.

Les trois compagnons rentrèrent. Puis, le salon fut témoin d’une agitation frénétique : Yves-Martin sortit son ordinateur dernier cri, Michel dressa un plan de la municipalité, Luna fit une liste des endroits probables où Jacques pouvait se trouver. Yves-Martin fit de même en écumant la presse locale. Toutes les informations trouvées furent recoupées à l’aide de l’ordinateur d’Albert. On tenta de pister Jacques sur Internet, pour le géolocaliser plus facilement. Sans succès : Jacques, j’en suis sûr, n’allait jamais sur Internet. On déduisit de tout cela que Jacques devait fréquemment s’aventurer près de la plage, à cause de ce qu’avait dit le pêcheur, mais que d’après Ouest-France, il avait aussi été appréhendé, des années auparavant, près de la poissonnerie pour « intrusion dans un espace de commerce réservé. »

Michel cocha ces deux emplacements sur la carte, en ajoutant celui où Albert avait disparu. On imagina ce qui pouvait relier ces trois lieux : rien, à part de la route bitumée. Les pêcheurs, en effet, ne se rendaient pas directement à la poissonnerie, mais passaient au port déposer leur cargaison. Quant à l’enlèvement d’Albert, on avait pris soin de l’effectuer à l’écart du tintamarre de la pêche, dans une rue entièrement peuplée d’habitations. Sur les conseils d’Yves-Martin, chacun se dispersa : lui irait du côté de la poissonnerie, Michel explorerait les ruelles de la ville, et Luna irait sur la plage pour quémander au pêcheur d’autres informations, puisqu’elle était la seule capable de converser avec lui.

Quelque part dans les environs, Jacques s’aventura de nouveau dans l’eau, trempé jusqu’à la ceinture. Les affaires n’étaient pas bonnes, et il voulut se dépêcher d’expédier la marchandise. Il courut, heurta une pierre qui lui entailla le tibias, grimaça, et grimpa à bord de l’appareil tandis que le vent se levait. Il y eu un grand bruit. Plus de Jacques, plus de marchandise. Les vagues reprirent leur cours.

Yves-Martin, d’un naturel causeur et légèrement flegmatique, n’eut pas d’autre succès à la poissonnerie que celui, fort peu avantageux, d’énerver la file d’attente qui s’étirait derrière lui. Il imagina à cet instant, on s’en doute, que ladite file d’attente menait un complot pour le dissuader d’enquêter. Je n’en dirais pas autant de Michel. Peu à son avantage en arrivant dans la région, le mécano s’était employé à apprendre par cœur le nom des rues de la ville et leur disposition – quoiqu’elles fussent, admettons-le, peu nombreuses. Ainsi, il quadrillait l’ensemble du secteur situé autour de leur demeure, puis s’en éloignait petit à petit, méthodiquement.

Une ruelle, pas plus étroite ni plus sombre que les autres, attira son attention : il y avait quelqu’un. Michel, dont l’instinct était éprouvé par des années au service de Jeanne-Claude, senti que le monsieur qui passait là n’était «pas net», comme il aimait à le dire. Il s’en approcha nonchalamment, et observa que l’homme penchait à droite. Michel trouva que c’était bizarre, car il n’avait pas l’air bossu. Il l’aborda, par une de ces phrases ridicules qui consiste à faire croire à l’interlocuteur qu’un ami commun existe entre eux : « Dites donc, mon bon Monsieur, vous n’auriez pas vu Jeanne-Claude ? » L’autre, surpris, s’arrêta un instant, et répondit le plus simplement du monde : « Non, mais peut-être est-elle dans les parages, qui sait. »

Michel, interloqué, l’interrogea d’une voix où perçait l’espoir : « Vous connaissez donc Jeanne-Claude ? » L’autre lui répondit que naturellement, il connaissait Jeanne-Claude, et que pour tout lui dire ils avaient même été très proches au crépuscule du siècle dernier. Michel écarquilla les yeux. Il avait bien de la veine, pour sûr. Trouver quelqu’un qui connût Jeanne-Claude, en plein cœur du Finistère, ça n’arrivait pas tous les jours. Il se présenta, et l’autre lui dit s’appeler Jean-Claude Trifouille. Ce nom évoqua vaguement quelque chose au mécano, jusqu’à ce que le vieux baroudeur du crime lui eut narré quelques-uns de ses exploits banditiques. Aussitôt, mus par une commune conception de l’ouvrage criminel autant que par un fort penchant pour les vins et autres spiritueux, les deux hommes sympathisèrent, et Michel entraîna le nouveau venu à la recherche d’Albert, toujours disparu.

De son côté, Luna, qui avait préféré le bruissement de la côte au silencieux frémissement des rues, s’arrêta soudain juste avant la plage. Le pêcheur, tel un Kant des bords de mer, avait pour inaliénable habitude de s’installer à côté du gros rocher juste avant midi. Hors, midi venait de passer, et le pêcheur n’était pas là. Luna fut troublée ; elle se dit – et elle avait raison, nous le verrons – que quelque chose d’inhabituel se passait. En plus, il y avait du brouillard. Ça aussi, c’était inhabituel. La jeune femme décida de continuer plus loin et s’aventura le long de la promenade qui bordait la plage. Pas un souffle de vent, pas un bruit. Une grande nappe de brouillard couvrait les rues, qui semblaient mortes. Pas une âme qui vive, pas un poète qui ne rêvasse.

Luna, d’un coup, se sentit épuisée, alors qu’un étrange goût s’invitait sur sa langue. Puis une silhouette, bringuebalante, titubante, le pêcheur qui semblait saoul. Il portait une cageot de poissons dans les bras, et on eut dit que c’était le cageot qui le faisait tituber ainsi, comme si les poissons vivaient encore. L’un d’eux, d’ailleurs, avait le regard qui paraissait encore vif. Luna se mit à trembler, les papilles envahies par ce goût étrange, iodé et inhabituellement doux… Malgré la soudaine inquiétude qui l’enveloppait, Luna s’avança vers le pêcheur, décidée à percer le mystère de cette situation. Mais le brouillard fut plus fort qu’elle, et la silhouette du pêcheur disparut comme un mirage. Seul un poisson, celui qui avait l’œil vif, était tombé au sol. Luna, hésitante, le ramassa et l’emporta avec elle. « On ne sait jamais », se disait-elle.

Albert, de son côté, n’était pas en reste. Non content d’avoir été enlevé par une bande de malfrats farfelus, il reposait maintenant, quoiqu’en vie, dans une cellule secrète de la police locale. On lui avait signifié, la veille, son arrestation pour « motif criminel impérieux », même si Albert ne voyait pas trop ce que l’impérial avait à faire là-dedans. Alors que sa désuétude augmentait au rythme des lianes de lierre qui poussaient par la lucarne de sa cellule, il entendit un bruit familier. Risquant un œil à travers le trou de serrure qui maintenait sa cellule verrouillée, Albert aperçu un espoir qu’il n’avait pas revu depuis longtemps. Voletant parmi l’étonnement général des policiers, et manifestement en grande forme, Snipiou picorait dans un cageot qui contenait, à l’odeur, du poisson frais.

Mais ce qu’Albert ne put voir, c’était le pourvoyeur du cageot, celui-là même qui en avait disposé dans toute la ville, comme l’avait constaté Michel. C’était l’homme qui se fondait dans le brouillard titubant, un sourd aux yeux limpides couleur océan, c’était le vieux pêcheur. Quoi ! Le pêcheur fournissait les flics sous le manteau ! Et pourquoi donc partageait-il sa pêche avec tous les chats et autres animaux du quartier ? Telles furent les questions qu’Albert ne se posa pas (mais qu’il se serait sans doute posées), lui dont la vue des événements se réduisait à l’étroitesse d’un trou de serrure.

Le lendemain, grande nouvelle qui fit la Une de la presse locale : « Le 3e régiment de policiers de Douarnenez hospitalisé ! » Les gendarmes eurent même droit à quelques entrefilets dans la presse nationale ce qui, pour eux qui avaient mangé du poisson la veille, ne manquait pas d’ironie. Officiellement, tout le monde s’inquiétait d’une résurgence d’un lointain coronavirus, qui avait affecté des policiers du monde entier il y a quarante ans. Mais la municipalité, qui menait l’enquête, savait très bien que les cageots du pêcheur avaient plus à voir là-dedans qu’un éventuel virus, chacun se doutant que le climat breton adoucissait les ardeurs stomacales. Albert, toujours cloisonné derrière son trou de serrure, ne sut rien de la nouvelle, et ne revit pas non plus Snipiou.

A mille lieues de là, dans les montagnes, Jeannot, qui sirotait sa suze de midi moins le quart, reçu un courrier tout à fait inhabituel. Je ne transcrirais pas ici les caractères originaux de cette lettre, car je ne suis guère familier avec le morse. Toutefois, je peux indiquer qu’il s’agit d’un télégramme. Il disait, en substance : « Reviens bientôt. Stop. Affaire Bretagne. Stop. Amitiés à Pierre. Stop. JC. ». Jeannot sourit devant tant de malice : Jeanne-Claude n’avait pas renoncé à ses anciennes méthodes d’envoyer des télégrammes en morse, car elle se savait pistée par la police en cas d’utilisation de moyens plus modernes. Jeannot, qui se réjouissait de revoir une amie de longue date, s’inquiétait de l’affaire en question, espérant que ce n’était pas un coup de Jacques. S’il avait su…

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