Les Vieux Normands – Chapitre 11 : Une surprise et des crêpes

Pour quiconque passait d’Aullène à Douarnenez en une journée, il y avait de quoi être dépaysé. On quittait les nuées d’orangers et de pins pour des nuées de mouettes qui poussaient leur cri caractéristique et de navires tranquillement attablés sur la jetée, en attendant que lesdites mouettes viennent déguster les cagettes de poissons qu’on venait de débarquer sur le quai. On quittait l’ambiance paisible d’un village de montagne, où les inconnus étaient dévisagés sans qu’on sache trop ce qui allait leur arriver, pour une petite ville portuaire où l’on remarquait les nouveaux arrivants par la quantité de crêpes qu’ils achetaient au marché du port. On quittait Jeannot et son tour de Corse, la maison familiale de Luna et Michel, Pierre rencontré au coin d’une rue, et Raymond, enfin, Raymond, et je crois qu’il n’y a rien d’autre à ajouter tellement son nom résonne dans le maquis d’Aullène. On quittait tout cela pour retrouver Jacques – du moins l’espérait-on – et les réponses aux dernières interrogations d’Albert. Mais le tableau, sans Pierre et sans Raymond, semblait d’un coup moins réjouissant.

Parmi les innombrables embarcations qui peuplaient le port de Douarnenez, les trois compagnons, encore engourdis par le voyage, débusquèrent rapidement celle qu’ils recherchaient, Du côté de chez Jacques, maladroitement cachée près d’un quatre-mâts aux allures rocambolesques, bariolé d’oriflammes jaunes et rose pêchu, à tel point que même Snipiou se demanda ce que l’artiste à l’origine de tout cela avait bien voulu dire. Cela les rassura, de savoir que Jacques était ici, et en même temps, un soupçon de peur s’instilla en eux, car quiconque connaissait Jacques savait qu’il était capable des pires méfaits lorsqu’il était en cavale. A peine arrivés sur le marché, Michel débusqua une vendeuse de crêpes : il s’y rua avec de grands yeux, et on ne le revit plus de la matinée. Hésitant entre l’alléchante galetière qui voyait les crêpes s’empiler une à une, sous le regard bienveillant d’une demoiselle à l’âge fort peu avancé, et le kiosque à journaux où fourmillaient les pêcheurs locaux, Albert, par l’amusement qui conduit celles et ceux qui, arrivés dans un lieu inconnu pour une obscure besogne, se doivent de créer de nouveaux repères, et l’amusement ici y participe en cela qu’il donne une image positive et plus familière desdits repères, le journaliste acheta le Libé du jour, «parce que ça porte bonheur d’acheter son propre journal», à ce qu’il lui paraissait. Je dois dire qu’il lui paraissait fort peu, et ce fut aussi l’avis de Luna et de Snipiou lorsque ceux-ci contemplèrent la Une (même si Snipiou, bien entendu, se contentait d’observer le visage de Luna, dans l’expectative d’une réaction qu’il imiterait instantanément). On lisait, en tête de la première page, ceci :

« UN TRAFIC DE PÊCHE DANS LE FINISTÈRE ?

ENQUÊTE EXCLUSIVE (Pages 2 à 7)

Avec Yves-Martin de Montalban, envoyé spécial à Douarnenez (Finistère). Il reprend l’investigation d’Albert de Portrieux, qui n’est plus dans les dispositions nécessaires pour enquêter »

Albert resta un instant le journal en main, tandis que Snipiou s’envolait en piaillant, et que Luna jetait sur lui un regard terriblement inquiet. Même Michel, une énième crêpe en bouche, regardait Albert d’un air circonspect. Celui qui aurait dû se lire lui-même en feuilletant les premières pages se trouva face à un style lointainement journaleux, phrases longues et cabossées, entrecoupées des plus absurdes supputations quant aux protagonistes de l’enquête, et, bien entendu, pas un mot sur la mort de Raymond et les événements d’Aullène. Non. Non, décidément, ça ne passait pas, et d’ailleurs Albert n’en avait aucune envie, que ça passe, si bien qu’il déchira le journal et jeta ce qu’il en restait à l’eau comme un forcené, sous le regard des passants ahuris et des merlus entassés dans un caisson non loin de là. Luna comprenait bien ce que cela signifiait : Albert avait été «remercié» de l’enquête. Ou, dans un langage moins patronal, on l’avait foutu dehors. Hors de l’enquête, et de toutes les autres. D’ailleurs, Albert était chômeur.

Puisqu’il était désormais chômeur et n’avait plus aucune obligation, Albert pouvait désormais enquêter comme il l’entendait, sans rendre compte systématiquement à l’AFP de ses avancées. Il passa tout de même un coup de téléphone à sa famille restée à Paris. Ce fut d’abord Camille, au bord des larmes, qui se demandait le pourquoi du comment du licenciement d’Albert, celui-ci qui la rassura en précisant qu’il était toujours déterminé à boucler son enquête, puis le rire de ses enfants, un petit peu sa raison de vivre, eux aussi, puis de nouveau sa femme, plus calme, échange doux et amoureux qui résonnait encore lorsqu’Albert eut raccroché, comme on croirait entendre la mer dans un coquillage. Depuis tout petit, j’ai toujours cru à ce phénomène, pas vous ?

L’ex-journaliste, accompagné de Michel et Luna, se mit à la recherche du déjà fameux Yves-Martin de Montalban. Sans aucun indice préalable, Albert, qui avait l’expérience, comme on le sait, de ce genre d’enquête, imagina ce que ferait un reporter dans pareille situation. Il avait découvert lui aussi le bateau de Jacques, il était donc probable qu’il se rende sur la plage, à la recherche d’éventuels objets que Jacques aurait laissé tomber, ou pour repérer d’éventuels individus au comportement incommodant. Il se rendirent donc à la plage. Le vent soufflait, soufflait, et redoubla d’intensité lorsqu’ils atteignirent la côte. Personne. On regarda d’un côté, puis de l’autre : rochers, rafales de sable, personne. Ah, si, tout de même ! quelqu’un là-bas, près d’un bateau de pêche, L’écho d’Octobre ! Les deux compagnons accoururent, Snipiou au-dessus d’eux, qui battait des ailes à tout rompre pour ne pas être emporté par le vent. L’homme en question n’était pas, malheureusement, Yves-Martin de Montalban. Ce n’était même pas un journaliste, d’ailleurs. Michel comprit qu’il s’agissait d’un pêcheur par la ligne qu’il tenait à la main, et par sa position immobile, son silence. Snipiou se posa sur son épaule. Il tourna légèrement la tête, et caressa d’une main le perroquet. Albert l’apostropha poliment. Pas de réponse. Michel tenta une approche plus directe, « eh, mon vieux, tu serais pas sourd pas hasard ? », ce à quoi le vieil homme fit signe que si, il était sourd, même s’il pouvait lire sur les lèvres. Luna s’approcha alors, et elle lui parla. Mais aucun son ne sortit de sa bouche, ni de celle du pêcheur lorsqu’il lui répondit. Ils parlèrent avec les mains. Michel, son frère, pourtant, en fut stupéfait. Albert, également estomaqué, ne pipait mot. On ignorait comment Luna avait appris le langage des signes, on ignorait depuis quand, on s’interrogeait, enfin, sur l’éventualité même que Luna puisse y manifester un quelconque intérêt. Elle expliqua au pêcheur la raison de leur venue en de pareilles circonstances. Lorsqu’elle évoqua la Une de «Libé», le pêcheur partit d’un grand rire sonore qui surprit tout le monde, Albert et Michel s’étant progressivement assoupis au fur et à mesure de cette discussion silencieuse. L’échange terminé, Luna le remercia, puis fit signe aux autres de repartir. En guise d’explication, la jeune femme parla d’un petit ami sourd qu’elle avait eu pendant son adolescence, et cela, manifestement, ne contenta pas tout le monde, mais voyant l’air agacé de Luna, tout le monde s’en contenta. Elle rapporta sa conversation avec le pêcheur : « Il a l’air de prendre à la légère les rumeurs de trafics ici. Selon lui, ça fait plusieurs années que ça dure, et personne n’a jamais rien trouvé. Il m’a quand même dit un truc intéressant. Voilà, il y a vingt-et-un ans… » Albert toussa tant la date était évocatrice. Vingt-et-un ans. Ce qui signifiait 1996. La dernière année que Jacques et sa famille passèrent en Corse. Michel et Luna le regardèrent d’un air grave : eux aussi savait très bien ce que cela signifiait. Luna reprit, avec difficulté : « En Juillet 1996, alors qu’il partait pêcher à l’aube, ce monsieur a été prit dans une vague dont le creux mesurait environ cinq mètres. Ce qui ne colle pas, c’est que la mer, ce matin-là, était très calme, avant cette vague, mais aussi après. Le pêcheur pense donc que cette vague n’était pas naturelle, mais son radar, à l’époque, n’a indiqué aucune activité suspecte. Il me disait que parfois, avant de s’endormir, il y pensait encore… »

Alors que tous les détails qu’ils avaient glanés tourbillonnaient dans leur tête, les trois compagnons sentirent tout à coup une odeur étrange, comme un parfum d’eau salée. La mer n’avait pas, d’habitude, un parfum si puissant, aussi Albert, fin connaisseur, mit-il l’odeur sur le compte du vent qui amenait des relents de poisson depuis le port. Il pensa que Snipiou devait sentir lui aussi cette odeur, et se leva la tête pour l’interroger : rien. Pas de Snipiou au-dessus d’eux. Il alerta Luna et Michel. Pas de Snipiou à l’horizon non plus. Le visage d’Albert se fit plus sombre : ils n’avaient pas besoin de ça.

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