14 Juillet, fête nationale française. On alla porter le journal à Albert qui, depuis son licenciement, se refusait à acheter lui-même Libé, considérant que cela reviendrait à cautionner un procédé qu’il jugeait abusif. Mais par fierté journalistique, tout de même, il le lisait. Car son instinct lui disait que le mystérieux Yves-Martin qui écrivait à sa place dans les premières colonnes pouvait savoir quelque chose, et que, sur un malentendu, un accord pouvait être trouvé pour qu’Albert participe à la rédaction d’articles en échange d’informations précieuses. Comme de nombreux autres quotidiens, Libé faisait sa Une sur le 14 Juillet, commentant la présence de multiples responsables politiques aux côtés de Monsieur le Président en ces temps troublés dans certaines contrées, dont les représentants se gardaient bien, d’ailleurs, d’y faire allusion. Albert passa donc les trois premières pages, fureta à la recherche du nom ou des initiales d’Yves-Martin, et ne trouva à sa grande surprise qu’un entrefilet de quelques lignes concernant l’enquête, qui n’apprenait pas-grand chose si ce n’est la découverte d’un fossé suspect en bordure de plage, dans lequel on avait rien trouvé. Rien à voir, donc, avec les dires du pêcheur, qui semblait étrangement mieux informé sur la question. Et la découverte du fossé signifiait qu’Yves-Martin s’était bien rendu sur la plage, ce qui irrita Albert : ils l’avaient sûrement manqué à quelques minutes près. Mais peu importait, ils se rendraient ce soir au feu d’artifice pour tenter de l’apercevoir. Albert, soudainement fatigué, se rendormit. Il était onze heures. Les autres le trouvèrent affalé sur son lit, celui qu’il occupait autrefois, lorsqu’il était enfant.
Jeanne-Claude et Jean-Claude Trifouille déambulaient sous la chaleur relativement modérée de Douarnenez, à la recherche d’un bistrot. Je dois reconnaître que pour la redoutable trafiquante normande, le bistrot était un lieu de survie, sans lequel elle se sentait complètement désorientée. Les deux truands passèrent innocemment devant la demeure de pierre rose d’Albert et consorts, sans se douter un seul instant de l’identité des occupants, trop affairés à leur enquête pour regarder par la fenêtre. Jean-Claude Trifouille, enfin, après avoir parcouru quelques rues en tirant son amie à bout de bras, atteignit ce qui semblait être le troquet local. Jeanne-Claude s’y précipita, et on ne la revit plus avant la tombée de la nuit.
Du côté de chez Jacques, on s’affairait plus prudemment, à l’ombre des ruelles et des regards trop curieux. Jacques savait l’équipe du journaliste sur ses traces, mais ignorait la mort de Raymond et l’absence de Pierre. Auparavant informé par sa garde rapprochée, il avait décidé de faire cavalier seul, afin d’éviter d’être trahi. Il devait se débarrasser de ses poursuivants, et faire fructifier son trafic, avant de mettre le cap très loin d’ici, hors du continent. Mais les paroles de ses enfants le tracassaient, et inconsciemment il lui semblait impossible de quitter le pays sans les revoir, sans leur parler une dernière fois. Ses pensées le guidèrent jusqu’à la plage : il marcha jusqu’au bord de l’eau et attendit. Soudain, une vague immense surgit, comparable à celle que le pêcheur avait décrite à Luna, et s’abattit juste devant lui. Il s’avança dans l’eau, et disparut. L’horizon avait retrouvé son horizontale.
La soirée se dessinait quand Albert, Luna, et Michel sortirent de la demeure familiale pour se rendre au feu d’artifice. Si ces deux derniers avaient l’œil alerte, Albert était fatigué par les récents événements, et se manifestait de plus en plus par des absences, où il ne prononçait pas un mot durant plusieurs heures. La disparition de Snipiou, son perroquet depuis plus de dix ans, l’inquiétait tout particulièrement : ce n’était pas le genre de son compagnon de route que de se volatiliser ainsi. Ils se rendirent sur la jetée, un peu à l’écart du port, où le fameux feu d’artifice devait se tenir aux alentours de vingt-et-une heures. Toute la ville, manifestement, sortait pour assister à l’événement. Albert, qui appréciait ce genre de distractions de temps à autre sans pour autant en être passionné, espérait surtout trouver Yves-Martin de Montalban, qui serait probablement accompagné d’un photoreporter pour l’occasion, et donc plus facile à repérer. Il se doutait que Jacques ne prendrait pas le risque d’être présent, même avec la foule, mais espérait qu’il eût envoyé quelque homme de main pour le surveiller, et se promit de rester sur ses gardes.
Enfin, la première fusée partit. Michel et Luna, côte à côte, étaient heureux de partager quelque chose ensemble après avoir été séparées durant tant d’années. Le feu d’artifices faisait scintiller leurs pupilles, qui faisaient écho aux reflets de la mer. Albert retrouvait lui aussi des couleurs, et semblait nostalgique de sa famille, de ses enquêtes plus paisibles. Sous les exclamations enthousiastes du public, le bouquet final débuta, puis, d’un coup s’interrompit. On se demanda ce qu’il se passait. Puis une fusée partit, soulageant l’assemblée, mais pour une courte durée. En effet, au lieu de fleurir dans le ciel comme c’est le cas habituellement, la fusée dévia de sa course, d’abord légèrement, puis s’écarta tout à fait de son chemin initial et retomba sur le port. On entendit une petite explosion, suivie immédiatement d’un grand bruit d’éclaboussures : la fusée avait heurté quelque chose. Ce fut un silence abasourdi, puis la panique, alors que d’autres fusées partaient en direction du port. L’événement eut pour effet de réveiller Albert, qui partit aussitôt vers l’endroit où se trouvait la barque de Jacques, Michel et Luna sur ses talons. Ils y arrivèrent tout essoufflés. Des dizaines d’embarcations avaient coulé, des dizaines d’autres étaient sérieusement amochées : on ne distinguait qu’une partie de la coque, ou tout au plus que deux ou trois mâts qui n’avaient pas pris l’eau. Mais le plus étrange, c’était le bateau de Jacques. Ou plus exactement, son emplacement : il n’y avait plus que l’eau, noire et profonde. On distinguait des lambris de bois dans le fond. Michel constata le premier que la barque avait coulé. Stupéfait et presque joyeux, il lâcha : « Bah alors, on a des problèmes ? »
L’événement fit la Une de la presse régionale le lendemain, et eut même droit à quelques échos dans les quotidiens nationaux. Albert, Luna, et Michel, qui commençaient à perdre l’espoir de retrouver Jacques, s’en virent considérablement revitalisés. Mais ce n’était pas tant par l’incident en lui-même, relativement anecdotique, que par tout ce qu’il représentait : Jacques, introuvable, n’était pourtant pas invincible. Mais la question que le Finistère tout entier se posait, c’était : qui ? Qui avait bien pu s’attaquer à une telle barque, qui ne présentait aucun intérêt ? Et pourquoi ? D’autant qu’ils étaient presque les seuls à connaître le propriétaire du bateau. Presque, je vous dis. Et les suppositions enflaient quant au motif de la destruction :
« - J’parie qu’ c’est encore un bandit qui fait d’la concurrence à Papa. Bien fait pour lui ! lança Michel d’un ton provocateur.
- De la concurrence ? Eh ! ça devient sérieux là ! (Luna commençait à prendre la mesure du problème).
- Surtout quand la concurrence détourne le feu d’artifice municipal, fit remarquer Albert, en pleine réflexion.
- N’empêche, c’est bon pour nous, ça obligera Papa à s’occuper d’eux, et donc à se découvrir.
- J’imagine sa tête quand il a su ça !
- Je pense que tu n’imagines pas, Michel ». Michel, effectivement, n’imaginait pas. Mais il se disait quand même que ça valait le coup d’œil. Il faut dire qu’il avait raison. Eux avaient peur de Jacques, mais Jacques, désormais, avait peur aussi, mais sans savoir de quoi, ou de qui, ce qui augmentait terriblement son angoisse. Il prévoyait en effet d’utiliser sa barque pour son trafic. Tant pis. Il reverrait ses plans. Et tant pis si la mer était plus agitée. Tant pis si des gens se noyaient. Il découvrirait bien qui était à l’origine de tout ce tintamarre.
Michel, que l’on avait envoyé faire les courses pour le compte de la maisonnée, entendit un piaillement d’oiseau sur le chemin du retour. Il crut d’abord au retour de Snipiou, et courut, deux sacs à bout de bras, dans la direction du bruit. Il arriva dans une rue peu fréquentée, aux petits pavés irréguliers bordés de maisons de deux ou trois étages. Le ciel était entrecoupé par le linge des habitants d’en haut, qui pendait sur plusieurs lignes parallèles. Des gouttes d’eau tombaient de temps à autre. Des mouettes se faufilaient parmi les lignées de lingerie, étalées sur plusieurs générations le long de la rue, et descendaient en piquée vers un cageot de bois entreposé dans un coin. Michel s’approcha ; il vit des curiosités pointer aux fenêtres, des curiosités qui le dévisageaient. Dans le cageot de bois, une demi-douzaine de merlus, fraîchement pêchés ! Michel en fut tout dépenaillé. Qu’on laisse échapper un poisson par inadvertance, soit. Mais qu’on en laisse traîner un cageot entier, non ! c’était là le déshonneur de la pêche ! Selon toute évidence, il s’agissait d’un acte délibéré. Quelqu’un avait voulu nourrir toutes les mouettes de la ville, et n’avait pas su s’y prendre autrement. Mais alors, pourquoi dans une ruelle ? Michel fit un détour pour vérifier que d’autres cageots du même genre n’étaient pas disposés en ville, et sa stupeur enflait lorsqu’il découvrait, à chaque coin de rue, un cageot supplémentaire. Parfois, les mouettes l’avaient dégusté presque entièrement, de telle sorte qu’il n’en restait qu’un menu filet. Parfois, aussi, c’était un homme, une femme, ou un enfant dans le besoin qui en chapardait tranquillement, et on ne pouvait pas dire qu’ils avaient tort, tant ces cageots semblaient incongrus.
Michel, en rentrant, avertit Albert et Luna de sa trouvaille. Albert nota immédiatement l’information et signifia aux deux autres qu’ils leurs fallait ressortir au plus vite : Yves-Martin devait être quelque part, en train de fureter en ville comme l’avait fait Michel. Ils écumèrent les rues en larges foulées, à la recherche d’un homme qu’ils imaginaient avec un calepin, et sans doute accompagné d’un cameraman. Il n’en fut rien. Le trio s’arrêta, hors d’haleine, à côté d’un homme qui se promenait tranquillement. La trentaine tout juste entamée, ce monsieur ne semblait guère en proie aux doutes qui agitaient la bande d’Albert, et même toute la ville, quant à ce mystérieux phénomène. Il portait un costume cacao, le complet chemise-cravate et tout le tintamarre, avec une casquette assortie, en velours côtelé marron. Lorsqu’il vit le trio essoufflé s’arrêter à deux pas de lui, il s’approcha, et demanda innocemment : « Savez-vous où je puis trouver le pêcheur ? Il semblerait qu’il ait égaré certaines de ses provisions. » Albert hasarda qu’ils avaient eux aussi quelques questions à lui poser. Ainsi, ils firent la connaissance d’Yves-Martin de Montalban, reporter à Libération chargé de l’affaire pompeusement dite « affaire du trafic des mers », dossier extrêmement médiatisé, plus connue autrefois des rédactions et des commissariats sous la modeste appellation d’« affaire Bréauté ». Ils firent les présentations. Albert se garda bien d’affirmer qu’il était Albert, LE Albert qu’on avait licencié, et se fit passer pour un journaliste indépendant du nom de Robert. Les autres acquiescèrent, conscients de la difficulté à avouer l’entièreté de la situation.
Yves-Martin de Montalban, au contraire d’Albert qui vérifiait tout avec une manie du détail on ne peut plus scrupuleuse, faisant joute à distance avec les grandes heures de Sherlock Holmes, ne faisait pas dans le détail. A partir d’une simple observation, d’une parole, d’un commentaire, il imaginait instantanément les théories les plus farfelues, et en tirait de conclusions qui semblaient du même acabit. Albert et lui, manifestement, n’étaient pas sur la même longueur d’ondes. Effectivement, lorsqu’ Yves-Martin (le patronyme même de l’individu paraissait à Albert d’une ignominieuse prétention) annonça qu’il soupçonnait le pêcheur mais aussi le Maire de cet acte étrange mais apparemment destiné aux futures élections, Albert ne put s’empêcher de retenir un juron. On se pouvait figurer dès lors le dialogue qui suivit, dont je dirais simplement que la troupe finit par se mettre en route, pour aller trouver le pêcheur d’un commun accord.
Mais voilà : à peine les trois rues qui les séparaient de la plage englouties par un raz-de-marée en quête de réponses, à peine trois cageots de merlus débusqués, à peine le soleil eût-il brillé qu’on s’arrêta. On était guère essoufflé, le journalisme et le banditisme en avaient vu d’autres. Non, pas essoufflés, mais déboussolés, car on se retourna : on avait perdu Albert.