Les Vieux Normands – Chapitre 12 : De mystérieux merlus

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14 Juillet, fête nationale française. On alla porter le journal à Albert qui, depuis son licenciement, se refusait à acheter lui-même Libé, considérant que cela reviendrait à cautionner un procédé qu’il jugeait abusif. Mais par fierté journalistique, tout de même, il le lisait. Car son instinct lui disait que le mystérieux Yves-Martin qui écrivait à sa place dans les premières colonnes pouvait savoir quelque chose, et que, sur un malentendu, un accord pouvait être trouvé pour qu’Albert participe à la rédaction d’articles en échange d’informations précieuses. Comme de nombreux autres quotidiens, Libé faisait sa Une sur le 14 Juillet, commentant la présence de multiples responsables politiques aux côtés de Monsieur le Président en ces temps troublés dans certaines contrées, dont les représentants se gardaient bien, d’ailleurs, d’y faire allusion. Albert passa donc les trois premières pages, fureta à la recherche du nom ou des initiales d’Yves-Martin, et ne trouva à sa grande surprise qu’un entrefilet de quelques lignes concernant l’enquête, qui n’apprenait pas-grand chose si ce n’est la découverte d’un fossé suspect en bordure de plage, dans lequel on avait rien trouvé. Rien à voir, donc, avec les dires du pêcheur, qui semblait étrangement mieux informé sur la question. Et la découverte du fossé signifiait qu’Yves-Martin s’était bien rendu sur la plage, ce qui irrita Albert : ils l’avaient sûrement manqué à quelques minutes près. Mais peu importait, ils se rendraient ce soir au feu d’artifice pour tenter de l’apercevoir. Albert, soudainement fatigué, se rendormit. Il était onze heures. Les autres le trouvèrent affalé sur son lit, celui qu’il occupait autrefois, lorsqu’il était enfant.

Jeanne-Claude et Jean-Claude Trifouille déambulaient sous la chaleur relativement modérée de Douarnenez, à la recherche d’un bistrot. Je dois reconnaître que pour la redoutable trafiquante normande, le bistrot était un lieu de survie, sans lequel elle se sentait complètement désorientée. Les deux truands passèrent innocemment devant la demeure de pierre rose d’Albert et consorts, sans se douter un seul instant de l’identité des occupants, trop affairés à leur enquête pour regarder par la fenêtre. Jean-Claude Trifouille, enfin, après avoir parcouru quelques rues en tirant son amie à bout de bras, atteignit ce qui semblait être le troquet local. Jeanne-Claude s’y précipita, et on ne la revit plus avant la tombée de la nuit.

Du côté de chez Jacques, on s’affairait plus prudemment, à l’ombre des ruelles et des regards trop curieux. Jacques savait l’équipe du journaliste sur ses traces, mais ignorait la mort de Raymond et l’absence de Pierre. Auparavant informé par sa garde rapprochée, il avait décidé de faire cavalier seul, afin d’éviter d’être trahi. Il devait se débarrasser de ses poursuivants, et faire fructifier son trafic, avant de mettre le cap très loin d’ici, hors du continent. Mais les paroles de ses enfants le tracassaient, et inconsciemment il lui semblait impossible de quitter le pays sans les revoir, sans leur parler une dernière fois. Ses pensées le guidèrent jusqu’à la plage : il marcha jusqu’au bord de l’eau et attendit. Soudain, une vague immense surgit, comparable à celle que le pêcheur avait décrite à Luna, et s’abattit juste devant lui. Il s’avança dans l’eau, et disparut. L’horizon avait retrouvé son horizontale.

La soirée se dessinait quand Albert, Luna, et Michel sortirent de la demeure familiale pour se rendre au feu d’artifice. Si ces deux derniers avaient l’œil alerte, Albert était fatigué par les récents événements, et se manifestait de plus en plus par des absences, où il ne prononçait pas un mot durant plusieurs heures. La disparition de Snipiou, son perroquet depuis plus de dix ans, l’inquiétait tout particulièrement : ce n’était pas le genre de son compagnon de route que de se volatiliser ainsi. Ils se rendirent sur la jetée, un peu à l’écart du port, où le fameux feu d’artifice devait se tenir aux alentours de vingt-et-une heures. Toute la ville, manifestement, sortait pour assister à l’événement. Albert, qui appréciait ce genre de distractions de temps à autre sans pour autant en être passionné, espérait surtout trouver Yves-Martin de Montalban, qui serait probablement accompagné d’un photoreporter pour l’occasion, et donc plus facile à repérer. Il se doutait que Jacques ne prendrait pas le risque d’être présent, même avec la foule, mais espérait qu’il eût envoyé quelque homme de main pour le surveiller, et se promit de rester sur ses gardes.

Enfin, la première fusée partit. Michel et Luna, côte à côte, étaient heureux de partager quelque chose ensemble après avoir été séparées durant tant d’années. Le feu d’artifices faisait scintiller leurs pupilles, qui faisaient écho aux reflets de la mer. Albert retrouvait lui aussi des couleurs, et semblait nostalgique de sa famille, de ses enquêtes plus paisibles. Sous les exclamations enthousiastes du public, le bouquet final débuta, puis, d’un coup s’interrompit. On se demanda ce qu’il se passait. Puis une fusée partit, soulageant l’assemblée, mais pour une courte durée. En effet, au lieu de fleurir dans le ciel comme c’est le cas habituellement, la fusée dévia de sa course, d’abord légèrement, puis s’écarta tout à fait de son chemin initial et retomba sur le port. On entendit une petite explosion, suivie immédiatement d’un grand bruit d’éclaboussures : la fusée avait heurté quelque chose. Ce fut un silence abasourdi, puis la panique, alors que d’autres fusées partaient en direction du port. L’événement eut pour effet de réveiller Albert, qui partit aussitôt vers l’endroit où se trouvait la barque de Jacques, Michel et Luna sur ses talons. Ils y arrivèrent tout essoufflés. Des dizaines d’embarcations avaient coulé, des dizaines d’autres étaient sérieusement amochées : on ne distinguait qu’une partie de la coque, ou tout au plus que deux ou trois mâts qui n’avaient pas pris l’eau. Mais le plus étrange, c’était le bateau de Jacques. Ou plus exactement, son emplacement : il n’y avait plus que l’eau, noire et profonde. On distinguait des lambris de bois dans le fond. Michel constata le premier que la barque avait coulé. Stupéfait et presque joyeux, il lâcha : « Bah alors, on a des problèmes ? »

L’événement fit la Une de la presse régionale le lendemain, et eut même droit à quelques échos dans les quotidiens nationaux. Albert, Luna, et Michel, qui commençaient à perdre l’espoir de retrouver Jacques, s’en virent considérablement revitalisés. Mais ce n’était pas tant par l’incident en lui-même, relativement anecdotique, que par tout ce qu’il représentait : Jacques, introuvable, n’était pourtant pas invincible. Mais la question que le Finistère tout entier se posait, c’était : qui ? Qui avait bien pu s’attaquer à une telle barque, qui ne présentait aucun intérêt ? Et pourquoi ? D’autant qu’ils étaient presque les seuls à connaître le propriétaire du bateau. Presque, je vous dis. Et les suppositions enflaient quant au motif de la destruction :

« - J’parie qu’ c’est encore un bandit qui fait d’la concurrence à Papa. Bien fait pour lui ! lança Michel d’un ton provocateur.

- De la concurrence ? Eh ! ça devient sérieux là ! (Luna commençait à prendre la mesure du problème).

- Surtout quand la concurrence détourne le feu d’artifice municipal, fit remarquer Albert, en pleine réflexion.

- N’empêche, c’est bon pour nous, ça obligera Papa à s’occuper d’eux, et donc à se découvrir.

- J’imagine sa tête quand il a su ça !

- Je pense que tu n’imagines pas, Michel ». Michel, effectivement, n’imaginait pas. Mais il se disait quand même que ça valait le coup d’œil. Il faut dire qu’il avait raison. Eux avaient peur de Jacques, mais Jacques, désormais, avait peur aussi, mais sans savoir de quoi, ou de qui, ce qui augmentait terriblement son angoisse. Il prévoyait en effet d’utiliser sa barque pour son trafic. Tant pis. Il reverrait ses plans. Et tant pis si la mer était plus agitée. Tant pis si des gens se noyaient. Il découvrirait bien qui était à l’origine de tout ce tintamarre.

Michel, que l’on avait envoyé faire les courses pour le compte de la maisonnée, entendit un piaillement d’oiseau sur le chemin du retour. Il crut d’abord au retour de Snipiou, et courut, deux sacs à bout de bras, dans la direction du bruit. Il arriva dans une rue peu fréquentée, aux petits pavés irréguliers bordés de maisons de deux ou trois étages. Le ciel était entrecoupé par le linge des habitants d’en haut, qui pendait sur plusieurs lignes parallèles. Des gouttes d’eau tombaient de temps à autre. Des mouettes se faufilaient parmi les lignées de lingerie, étalées sur plusieurs générations le  long de la rue, et descendaient en piquée vers un cageot de bois entreposé dans un coin. Michel s’approcha ; il vit des curiosités pointer aux fenêtres, des curiosités qui le dévisageaient. Dans le cageot de bois, une demi-douzaine de merlus, fraîchement pêchés ! Michel en fut tout dépenaillé. Qu’on laisse échapper un poisson par inadvertance, soit. Mais qu’on en laisse traîner un cageot entier, non ! c’était là le déshonneur de la pêche ! Selon toute évidence, il s’agissait d’un acte délibéré. Quelqu’un avait voulu nourrir toutes les mouettes de la ville, et n’avait pas su s’y prendre autrement. Mais alors, pourquoi dans une ruelle ? Michel fit un détour pour vérifier que d’autres cageots du même genre n’étaient pas disposés en ville, et sa stupeur enflait lorsqu’il découvrait, à chaque coin de rue, un cageot supplémentaire. Parfois, les mouettes l’avaient dégusté presque entièrement, de telle sorte qu’il n’en restait qu’un menu filet. Parfois, aussi, c’était un homme, une femme, ou un enfant dans le besoin qui en chapardait tranquillement, et on ne pouvait pas dire qu’ils avaient tort, tant ces cageots semblaient incongrus.

Michel, en rentrant, avertit Albert et Luna de sa trouvaille. Albert nota immédiatement l’information et signifia aux deux autres qu’ils leurs fallait ressortir au plus vite : Yves-Martin devait être quelque part, en train de fureter en ville comme l’avait fait Michel. Ils écumèrent les rues en larges foulées, à la recherche d’un homme qu’ils imaginaient avec un calepin, et sans doute accompagné d’un cameraman. Il n’en fut rien. Le trio s’arrêta, hors d’haleine, à côté d’un homme qui se promenait tranquillement. La trentaine tout juste entamée, ce monsieur ne semblait guère en proie aux doutes qui agitaient la bande d’Albert, et même toute la ville, quant à ce mystérieux phénomène. Il portait un costume cacao, le complet chemise-cravate et tout le tintamarre, avec une casquette assortie, en velours côtelé marron. Lorsqu’il vit le trio essoufflé s’arrêter à deux pas de lui, il s’approcha, et demanda innocemment : « Savez-vous où je puis trouver le pêcheur ? Il semblerait qu’il ait égaré certaines de ses provisions. » Albert hasarda qu’ils avaient eux aussi quelques questions à lui poser. Ainsi, ils firent la connaissance d’Yves-Martin de Montalban, reporter à Libération chargé de l’affaire pompeusement dite « affaire du trafic des mers », dossier extrêmement médiatisé, plus connue autrefois des rédactions et des commissariats sous la modeste appellation d’« affaire Bréauté ». Ils firent les présentations. Albert se garda bien d’affirmer qu’il était Albert, LE Albert qu’on avait licencié, et se fit passer pour un journaliste indépendant du nom de Robert. Les autres acquiescèrent, conscients de la difficulté à avouer l’entièreté de la situation.

Yves-Martin de Montalban, au contraire d’Albert qui vérifiait tout avec une manie du détail on ne peut plus scrupuleuse, faisant joute à distance avec les grandes heures de Sherlock Holmes, ne faisait pas dans le détail. A partir d’une simple observation, d’une parole, d’un commentaire, il imaginait instantanément les théories les plus farfelues, et en tirait de conclusions qui semblaient du même acabit. Albert et lui, manifestement, n’étaient pas sur la même longueur d’ondes. Effectivement, lorsqu’ Yves-Martin (le patronyme même de l’individu paraissait à Albert d’une ignominieuse prétention) annonça qu’il soupçonnait le pêcheur mais aussi le Maire de cet acte étrange mais apparemment destiné aux futures élections, Albert ne put s’empêcher de retenir un juron. On se pouvait figurer dès lors le dialogue qui suivit, dont je dirais simplement que la troupe finit par se mettre en route, pour aller trouver le pêcheur d’un commun accord.

Mais voilà : à peine les trois rues qui les séparaient de la plage englouties par un raz-de-marée en quête de réponses, à peine trois cageots de merlus débusqués, à peine le soleil eût-il brillé qu’on s’arrêta. On était guère essoufflé, le journalisme et le banditisme en avaient vu d’autres. Non, pas essoufflés, mais déboussolés, car on se retourna : on avait perdu Albert.

Les Vieux Normands – Chapitre 11 : Une surprise et des crêpes

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Pour quiconque passait d’Aullène à Douarnenez en une journée, il y avait de quoi être dépaysé. On quittait les nuées d’orangers et de pins pour des nuées de mouettes qui poussaient leur cri caractéristique et de navires tranquillement attablés sur la jetée, en attendant que lesdites mouettes viennent déguster les cagettes de poissons qu’on venait de débarquer sur le quai. On quittait l’ambiance paisible d’un village de montagne, où les inconnus étaient dévisagés sans qu’on sache trop ce qui allait leur arriver, pour une petite ville portuaire où l’on remarquait les nouveaux arrivants par la quantité de crêpes qu’ils achetaient au marché du port. On quittait Jeannot et son tour de Corse, la maison familiale de Luna et Michel, Pierre rencontré au coin d’une rue, et Raymond, enfin, Raymond, et je crois qu’il n’y a rien d’autre à ajouter tellement son nom résonne dans le maquis d’Aullène. On quittait tout cela pour retrouver Jacques – du moins l’espérait-on – et les réponses aux dernières interrogations d’Albert. Mais le tableau, sans Pierre et sans Raymond, semblait d’un coup moins réjouissant.

Parmi les innombrables embarcations qui peuplaient le port de Douarnenez, les trois compagnons, encore engourdis par le voyage, débusquèrent rapidement celle qu’ils recherchaient, Du côté de chez Jacques, maladroitement cachée près d’un quatre-mâts aux allures rocambolesques, bariolé d’oriflammes jaunes et rose pêchu, à tel point que même Snipiou se demanda ce que l’artiste à l’origine de tout cela avait bien voulu dire. Cela les rassura, de savoir que Jacques était ici, et en même temps, un soupçon de peur s’instilla en eux, car quiconque connaissait Jacques savait qu’il était capable des pires méfaits lorsqu’il était en cavale. A peine arrivés sur le marché, Michel débusqua une vendeuse de crêpes : il s’y rua avec de grands yeux, et on ne le revit plus de la matinée. Hésitant entre l’alléchante galetière qui voyait les crêpes s’empiler une à une, sous le regard bienveillant d’une demoiselle à l’âge fort peu avancé, et le kiosque à journaux où fourmillaient les pêcheurs locaux, Albert, par l’amusement qui conduit celles et ceux qui, arrivés dans un lieu inconnu pour une obscure besogne, se doivent de créer de nouveaux repères, et l’amusement ici y participe en cela qu’il donne une image positive et plus familière desdits repères, le journaliste acheta le Libé du jour, «parce que ça porte bonheur d’acheter son propre journal», à ce qu’il lui paraissait. Je dois dire qu’il lui paraissait fort peu, et ce fut aussi l’avis de Luna et de Snipiou lorsque ceux-ci contemplèrent la Une (même si Snipiou, bien entendu, se contentait d’observer le visage de Luna, dans l’expectative d’une réaction qu’il imiterait instantanément). On lisait, en tête de la première page, ceci :

« UN TRAFIC DE PÊCHE DANS LE FINISTÈRE ?

ENQUÊTE EXCLUSIVE (Pages 2 à 7)

Avec Yves-Martin de Montalban, envoyé spécial à Douarnenez (Finistère). Il reprend l’investigation d’Albert de Portrieux, qui n’est plus dans les dispositions nécessaires pour enquêter »

Albert resta un instant le journal en main, tandis que Snipiou s’envolait en piaillant, et que Luna jetait sur lui un regard terriblement inquiet. Même Michel, une énième crêpe en bouche, regardait Albert d’un air circonspect. Celui qui aurait dû se lire lui-même en feuilletant les premières pages se trouva face à un style lointainement journaleux, phrases longues et cabossées, entrecoupées des plus absurdes supputations quant aux protagonistes de l’enquête, et, bien entendu, pas un mot sur la mort de Raymond et les événements d’Aullène. Non. Non, décidément, ça ne passait pas, et d’ailleurs Albert n’en avait aucune envie, que ça passe, si bien qu’il déchira le journal et jeta ce qu’il en restait à l’eau comme un forcené, sous le regard des passants ahuris et des merlus entassés dans un caisson non loin de là. Luna comprenait bien ce que cela signifiait : Albert avait été «remercié» de l’enquête. Ou, dans un langage moins patronal, on l’avait foutu dehors. Hors de l’enquête, et de toutes les autres. D’ailleurs, Albert était chômeur.

Puisqu’il était désormais chômeur et n’avait plus aucune obligation, Albert pouvait désormais enquêter comme il l’entendait, sans rendre compte systématiquement à l’AFP de ses avancées. Il passa tout de même un coup de téléphone à sa famille restée à Paris. Ce fut d’abord Camille, au bord des larmes, qui se demandait le pourquoi du comment du licenciement d’Albert, celui-ci qui la rassura en précisant qu’il était toujours déterminé à boucler son enquête, puis le rire de ses enfants, un petit peu sa raison de vivre, eux aussi, puis de nouveau sa femme, plus calme, échange doux et amoureux qui résonnait encore lorsqu’Albert eut raccroché, comme on croirait entendre la mer dans un coquillage. Depuis tout petit, j’ai toujours cru à ce phénomène, pas vous ?

L’ex-journaliste, accompagné de Michel et Luna, se mit à la recherche du déjà fameux Yves-Martin de Montalban. Sans aucun indice préalable, Albert, qui avait l’expérience, comme on le sait, de ce genre d’enquête, imagina ce que ferait un reporter dans pareille situation. Il avait découvert lui aussi le bateau de Jacques, il était donc probable qu’il se rende sur la plage, à la recherche d’éventuels objets que Jacques aurait laissé tomber, ou pour repérer d’éventuels individus au comportement incommodant. Il se rendirent donc à la plage. Le vent soufflait, soufflait, et redoubla d’intensité lorsqu’ils atteignirent la côte. Personne. On regarda d’un côté, puis de l’autre : rochers, rafales de sable, personne. Ah, si, tout de même ! quelqu’un là-bas, près d’un bateau de pêche, L’écho d’Octobre ! Les deux compagnons accoururent, Snipiou au-dessus d’eux, qui battait des ailes à tout rompre pour ne pas être emporté par le vent. L’homme en question n’était pas, malheureusement, Yves-Martin de Montalban. Ce n’était même pas un journaliste, d’ailleurs. Michel comprit qu’il s’agissait d’un pêcheur par la ligne qu’il tenait à la main, et par sa position immobile, son silence. Snipiou se posa sur son épaule. Il tourna légèrement la tête, et caressa d’une main le perroquet. Albert l’apostropha poliment. Pas de réponse. Michel tenta une approche plus directe, « eh, mon vieux, tu serais pas sourd pas hasard ? », ce à quoi le vieil homme fit signe que si, il était sourd, même s’il pouvait lire sur les lèvres. Luna s’approcha alors, et elle lui parla. Mais aucun son ne sortit de sa bouche, ni de celle du pêcheur lorsqu’il lui répondit. Ils parlèrent avec les mains. Michel, son frère, pourtant, en fut stupéfait. Albert, également estomaqué, ne pipait mot. On ignorait comment Luna avait appris le langage des signes, on ignorait depuis quand, on s’interrogeait, enfin, sur l’éventualité même que Luna puisse y manifester un quelconque intérêt. Elle expliqua au pêcheur la raison de leur venue en de pareilles circonstances. Lorsqu’elle évoqua la Une de «Libé», le pêcheur partit d’un grand rire sonore qui surprit tout le monde, Albert et Michel s’étant progressivement assoupis au fur et à mesure de cette discussion silencieuse. L’échange terminé, Luna le remercia, puis fit signe aux autres de repartir. En guise d’explication, la jeune femme parla d’un petit ami sourd qu’elle avait eu pendant son adolescence, et cela, manifestement, ne contenta pas tout le monde, mais voyant l’air agacé de Luna, tout le monde s’en contenta. Elle rapporta sa conversation avec le pêcheur : « Il a l’air de prendre à la légère les rumeurs de trafics ici. Selon lui, ça fait plusieurs années que ça dure, et personne n’a jamais rien trouvé. Il m’a quand même dit un truc intéressant. Voilà, il y a vingt-et-un ans… » Albert toussa tant la date était évocatrice. Vingt-et-un ans. Ce qui signifiait 1996. La dernière année que Jacques et sa famille passèrent en Corse. Michel et Luna le regardèrent d’un air grave : eux aussi savait très bien ce que cela signifiait. Luna reprit, avec difficulté : « En Juillet 1996, alors qu’il partait pêcher à l’aube, ce monsieur a été prit dans une vague dont le creux mesurait environ cinq mètres. Ce qui ne colle pas, c’est que la mer, ce matin-là, était très calme, avant cette vague, mais aussi après. Le pêcheur pense donc que cette vague n’était pas naturelle, mais son radar, à l’époque, n’a indiqué aucune activité suspecte. Il me disait que parfois, avant de s’endormir, il y pensait encore… »

Alors que tous les détails qu’ils avaient glanés tourbillonnaient dans leur tête, les trois compagnons sentirent tout à coup une odeur étrange, comme un parfum d’eau salée. La mer n’avait pas, d’habitude, un parfum si puissant, aussi Albert, fin connaisseur, mit-il l’odeur sur le compte du vent qui amenait des relents de poisson depuis le port. Il pensa que Snipiou devait sentir lui aussi cette odeur, et se leva la tête pour l’interroger : rien. Pas de Snipiou au-dessus d’eux. Il alerta Luna et Michel. Pas de Snipiou à l’horizon non plus. Le visage d’Albert se fit plus sombre : ils n’avaient pas besoin de ça.

Les Cerises – Chapitre 4 : Gérard à rebours [Choix 2]

Qui l’eut crû ? Gérard, 68 ans mais pas encore à la retraite car il n’avait pas assez de points pour être à taux plein, villipendeur des canapés de son état (surtout quand il s’agissait du Cerisier, il fallait voir), devint le catalyseur d’un formidable bond en arrière, que même Monsieur Grapinet n’avait pas anticipé. Et pour cause : Gérard avait appuyé sur le bouton vert au lieu du bouton rouge, enclenchant ainsi l’horloge au lieu d’effectuer la traditionnelle vérification de l’arrêt du système, qui avait lieu tous les ans, et exceptionnellement en temps de crise. Le calendrier remonta, et l’an 3000, jusqu’ici lointain souvenir, devint réalité, immédiate et soudaine. L’horloge, qui définissait le temps dans tous le pays, remontait en effet le temps à la vitesse de 500 ans toutes les deux minutes : les spécialistes (il y en avait toujours) avaient calculé que dans moins d’un quart d’heure, Jésus Christ serait ainsi officiellement resuscité, ce qui promettait de beaux jours à la loi de 1905 sur l’Eglise et l’Etat. Ne parlons guère ici des pays voisins, qui contemplèrent cela d’un oeil effaré : quiconque, en effet, franchissait la frontière, était tué sur le coup et remplacé corporellement par l’ancêtre le moins éloigné sur le siècle passé.

Monsieur Grapinet disparut ainsi sous le pardessus trop grand d’un ancêtre enquêteur, qui mesurait bien deux mètres de haut. Le Cerisier disparut à la place d’une cerise, mais ça, on est incapables de vous l’expliquer. L’horloge elle-même disparu, si bien que le mécanisme qu’elle avait enclenché n’avait jamais commencé. Il restait Gérard, tout seul, sur une terre désolé. Personne à l’horizon, sauf peut-être un arbre, avec de drôles de fruits, ronds et rouge vermillon : vous voilà revenus au début de l’histoire.

 

Vous avez perdu ! Choisissez l’option qui vous convient :

Les Cerises – Chapitre 3 : Le Skyline Building [Choix 2]

Pendant que le wagon volait tranquillement au-dessus des nuages, en route vers ce village dont Monsieur Grapinet n’avait pas retenu le nom, le fameux Gouvernement, son grand ami, s’activait pour «remettre les pendules à l’heure». Mais pas exactement au sens où chacun l’entendait.

Dans le Skyline Building – siège du Gouvernement, cadeau des Américains qui imposait l’ombre de sa flèche sur toute la ville – les mécaniciens s’activaient. Et il y en avait beaucoup, des mécaniciens. Ce qui donnait à voir, à travers les murs en verre, des dizaines d’ombres qui entrecoupaient sans cesse les rayons du soleil, de telle sorte que, même au beau milieu de l’après-midi (d’après l’heure officielle), la moitié de la capitale était déjà à l’ombre. Il faut dire que le temps pressait : on avait décidé en haut-lieu d’une opération secrète visant le Cerisier, l’employeur tout à fait officieux de Philippe Grapinet. Et personne, en réalité, ne comptait remettre en route les pendules du pays, déjà arrêtées depuis bien longtemps afin de mieux contenir la population. Or, il s’avérait probable que le Cerisier eut été informé de l’opération avant même son déclenchement; on rapportait même, selon un employé du Skyline, que ce dernier avait désormais connaissance de l’heure officielle, pourtant classée secret défense. Ces informations, bien entendu, n’arrivèrent pas jusque dans la presse, et on se garda bien d’en faire mention.

Mais il fallait faire quelque chose. Car si le Cerisier connaissait l’heure officielle, la Police n’aurait guère de chance de mener à bien son opération. Et le Gouvernement était prêt à tout pour l’arrêter. Pas le choix, donc : la consigne avait été lancée de modifier l’heure officielle. Oh, personne ne s’en préoccuperait ! Il s’agissait de suspendre durant quelques dizaines de secondes les pendules diatoniques, cela suffirait aux services secrets, très au courant des manœuvres à effectuer, pou réussir leur coup. Voilà, donc, à quoi s’affairait les mécaniciens : à changer l’heure. Mais, diriez-vous, que dans une telle technologie, l’an 3000 loin derrière, on arrêtait le temps comme on arrêtait un micro-ondes. Pas du tout ! disait un influenceur célèbre du millénaire dernier. La technologie était si complexe qu’un arrêt automatique aurait provoqué une panne dans tout le pays. Justement, ici, il s’agissait d’être discret.

Seulement voilà. Il y avait les mécaniciens. Il y avait les responsables, qui fixaient les pendules d’un œil anxieux. Il y avait les autres, qui finissaient leur journée de travail péniblement. Et puis, il y avait Gérard. Et Gérard a décidé d’y mettre son grain de sel. Et c’est là que ça a mal tourné. Très mal tourné. Oui, vous l’avez deviné : les pendules ont commencé à tourner à l’envers.

C’est à vous de choisir !

Les Cerises – Chapitre 3 : Jean-Jacques et l’étrange chapeau [Choix 1]

L’auguste contrée d’Epreville-en-Roumois, paisible bourgade de Normandie, n’était jusqu’à présent pas réputée pour son vacarme, mais plutôt pour l’ambiance décontractée et fort calme qui y régnait. L’arrivée du wagon de Philippe Grapinet se fit dans une cohue-bohue telle que le Maire du village en personne fit le déplacement, afin de voir ce qui se tramait.

C’était le premier revers pour l’équipe de Monsieur Grapinet, qui s’était promis d’être discret. Fort heureusement, cette relative discrétion se limita à quelques brèves dans les pages locales, car on fit vite comprendre à Monsieur le Maire que si l’incident s’ébruitait, il aurait des problèmes. La scène, pourtant, était cocasse.

Le wagon avait atterri au beau milieu d’un massif d’épineux, un peu avant midi selon l’heure solaire, de telle sorte qu’une ombre avait longtemps plané au-dessus du village, faisant craindre le pire aux éprevillais qui s’étaient massés en contrebas. Le wagon, s’il ne souffrait d’aucun dommage à l’intérieur, paraissait fortement endommagé de l’extérieur, de tel sorte que l’habillage confectionné par les membres du train qui tourne en rond avait largement perdu de sa superbe. Des lambris de bois, en effet, jonchaient le sol, se mêlant aux branches d’arbres arrachées par le wagon. Le portrait-robot de l’homme au chapeau melon fut transmis à tout les habitants du village. Monsieur Grapinet se mit à sa recherche. Il ne fut pas déçu.

Au détour de l’artère principale se trouvait une station essence, tout à fait banale, où seuls deux véhicules stationnaient. A côté de l’un d’eux, une Chevrolet vintage venue de temps reculés, un homme fumait la pipe. Il arborait un costume anglais, avec un nœud papillon. Une canne en acacia reposait à son côté. Malgré son aspect rondouillard, Monsieur Grapinet devinait qu’il avait maigri. L’homme, sentant une présence arriver, leva la tête. Son chapeau melon, impeccable, ne broncha pas. Il parla. Entendons-nous bien : le chapeau parla. Avec une étonnante assurance : «Alors Philippe, tu ne dis pas bonjour à ton vieux pote Jean-Jacques ?»

Les Cerises – Chapitre 2 : La Pause du Gouvernement [Choix 2]

Il faut dire que depuis la Grande Déroute climatique, le Gouvernement n’avait eu d’autre choix que d’utiliser la technologie dite «de la pause». Un moyen que tous les présidents qui s’étaient succédés depuis l’an 3000 avaient juré de ne pas utiliser. Tous, sauf lui, qu’on avait rappelé parce que personne d’autre ne voulait venir. Et surtout, parce que personne d’autre ne voulait faire ça.

Car oui, «la pause» était certes un mécanisme de sauvegarde de l’humanité, du moins en grande partie, mais il était surtout destructeur de toute l’organisation sociétale. En effet, hormis dans de petites bourgades comme Lousoy-en-Chapuis, où les activités étaient peu nombreuses, les grandes villes avaient l’obligation de cesser toute activité qui n’était pas essentielle à leur survie. Mais ce ne sont là que les conséquences de « la pause ».

Car l’ampleur exacte de «la pause», c’est autre chose, autre chose de beaucoup plus ennuyeux, de plus pernicieux. Surtout pour ceux qui n’ont pas de montre. Et hormis dans les petites bourgades comme Lousoy-en-Chapuis, on avait depuis bien longtemps étouffé le son des clochers pour faire des économies. Et pour faire des économies, on n’était pas pressés de les remettre en place. Ce qui signifiait que les trois quarts des villes du pays, à l’heure de «la pause», vivaient dans un temps suspendu. Tous ceux qui n’avaient pas connaissance de l’heure réelle ne subissaient pas l’impact du temps. A la radio, on prévenait, bien sûr, que cela pourrait à terme occasionner des différences de vieillissement, et on commençait à s’interroger sur les répercussions génétiques de «la pause».

Mais le Gouvernement le disait : «la pause», c’est pour le bien du climat, de la planète, et donc de l’humanité. «Eh oui, les temps changent» songea Monsieur Grapinet, qui trouvait extraordinaire que Bob Dylan ait déjà anticipé cela en 1964 avec The Times They Are A-Changin’. Sa déception reprit cependant le dessus car en 1964, on pouvait croire que le monde se tournerait vers un avenir meilleur, contrairement à aujourd’hui. 1964, en comparaison, c’était Byzance, c’était un monde utopique.

Mais il faut croire que les temps changent…

C’est à vous de choisir !

Les Cerises – Chapitre 2 : Le train qui tourne en rond [Choix 1]

Monsieur Grapinet, de son prénom Philippe, était contre-enquêteur pour le compte du Cerisier, et membre du train qui tourne en rond. Son métier était de repérer, par l’intermédiaire des journaux et des petites annonces, ceux qui disparaissaient et laissaient leur place à des cerises. Le Gouvernement, bien entendu, laissait croire à quiconque voulait l’entendre que ces méfaits étaient l’oeuvre d’une organisation secrète. C’est pourquoi la Police luttait en permanence contre des gens de la trempe de Monsieur Grapinet, ce qui expliquait aussi sa mauvaise réputation.

Toutefois, à la différence des policiers, Monsieur Grapinet n’opérait pas seul. En effet, si nombre de gens disparaissaient en laissant derrière eux une cerise, il y avait de fortes chances pour que ce fut un coup du Cerisier, intéressé par eux pour d’obscures raisons. Et retrouver ces « disparus » n’était pas chose facile : en plus de la traque permanente du Gouvernement, Monsieur Grapinet et son équipe faisaient face aux aléas des humeurs du Cerisier : le disparu pouvait se retrouver proche du village, ou au contraire à des milliers de kilomètres. C’était là l’utilité du train qui tourne en rond.

Le train qui tourne en rond, vous vous en doutez, ne tourne pas vraiment rond. Il faut dire que depuis la suspension du temps il y a un an, la locomotive, qui fonctionnait toujours au charbon, et ses quatre wagons demeuraient enfermés sur une boucle qui faisait le tour du village. Les autres aiguillages, malheureusement, semblaient bloqués indéfiniment. La mission de l’équipe du train, dont Monsieur Grapinet dirigeait les opérations, consistait à retrouver les « disparus » pour les amener au Cerisier avant la Police.

Monsieur Grapinet grimpa d’un pas lourd dans le train qui tourne en rond. Celui-ci, bien que rustre de l’extérieur, avait traversé les âges, et nul ne se doutait que la naïve charpente de bois renfermait un blindage de plomb malléable des plus modernes. Il arriva devant wagon de propulsion, accessible seulement à une petite partie de l’équipe. Saluant ses collègues, il demanda : « Bien, où va-t-on aujourd’hui ?

-Le disparu au chapeau melon a été aperçu par l’un de nos radars à Epreville-en-Roumois, répondit Anton, le chargé des commissions radars.

Philippe Grapinet fronça les sourcils :

-Où c’est qu’ça perche ça, Epreville machin-chose ?

-En Normandie Monsieur, à seulement cinq cent kilomètres d’ici. Avec la puissance du wagon, vous y serez dans dix minutes. La Police est sur le coup, mais ne l’a pas encore localisé précisément, ce qui nous donne de l’avance. Tenez, voilà l’adresse où il a atterri. »

Monsieur Grapinet attrapa le bout de papier que lui tendit son assistant, mémorisa l’adresse, puis il alluma sa pipe en se servant du papier comme combustible. Personne, en effet, ne devait mettre la main sur les « adresses » des disparus, hautement confidentielles. Si quelqu’un s’apercevait que l’on avait temporairement envoyé une personne innocente dans l’Air pour la remplacer par un « disparu », le train qui tourne en rond serait contraint de ne plus tourner du tout.

Sur ces pensées, Philippe Grapinet monta dans le wagon de propulsion. Un décompte se fit entendre, puis un bourdonnement, et puis plus rien. Il regarda par la fenêtre : il ne voyait que des nuages. Le wagon était en route.

C’est à vous de choisir !

Les Cerises – Un thriller interactif

Bienvenue dans ce thriller interactif !

Le fonctionnement est simple : l’histoire va débuter ci-dessous. Vous lisez tranquillement quand soudain, des choix se présenteront à vous. Il vous faudra en choisir un – et un seul ! – pour poursuivre l’histoire. Avant de commencer, quelques petites indications à suivre pour mieux apprécier cette histoire :

  • Certains choix pourrons se révéler fatals, soit pour un personnage, soit pour l’histoire elle-même. Songez bien à l’intrigue avant de choisir !
  • Chaque choix vous mènera vers un autre article où l’histoire se poursuit, un autre chapitre. Il est très important de respecter cet ordre afin de conserver la cohérence de l’histoire, et d’éviter le spoil ! (pour les non-anglophones : spoil = révélation prématurée de l’intrigue)
  • Si vous êtes perdu, reportez-vous au titre des articles, qui seront numérotés par ordre chronologiques. Cependant, je vous conseillerais vivement de reprendre l’histoire à zéro !
  • Enfin, cette histoire peut être lue et relue autant de fois que vous le souhaitez : il vous est donc possible d’accéder à tous les dénouements. Merci de ne pas révéler des détails importants dans les commentaires, afin de ne pas gâcher l’expérience des nouveaux lecteurs !
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