Les Vieux Normands – Chapitre 2 : Ils ont eu des problèmes

Des cris s’élevèrent soudain, et tous ces gens sortirent d’on ne sait où de multiples sachets contenant une évidente poudre blanche. Certains, en revanche, avaient les mains vides et s’aventuraient discrètement derrière la sorte de terrier, en passant par un petit chemin, un « cheminard » comme le disaient souvent certains campagnards. Leur attitude acheva de mettre Albert sur ses gardes : eux étaient pressés, et voulaient de toute évidence qu’on ne les remarque pas. Le journaliste les suivit, tout heureux d’avoir découvert un moyen d’avancer dans son enquête, pour peut-être retrouver sa grand-mère.

Le sentier s’enfonçait dans la forêt, puis décrivait une spirale avant de s’enfoncer légèrement dans une sombre cavité, où régnait quelque odeur peu ragoûtante. Le sol devenait plus dur, la terre laissant place à la pierre. Des toiles d’araignées apparaissaient par dizaines, freinant Albert dans sa progression. Guidé par des cliquetis entendus au loin, il finit par atteindre une sorte de cul-de-sac. Interloqué, il voulut faire demi-tour lorsqu’il rencontra par mégarde un interrupteur : celui-ci fit pivoter une petite porte en bois, invisible au premier abord. Albert se glissa par l’ouverture, Snipiou recroquevillé sur son épaule. Il entendit de nouveau les cliquetis, mêlés cette fois-ci à des éclats de voix et des tintements de verre. Là, le couloir laissait place à une salle, encombrée par de nombreux cartons, au milieu de laquelle trônait une table de fer.

Albert se figea : parmi des dealers, voyous, espions, et autres bandits de grand chemin se tenait, assise fièrement et dominant toute la tablée de son regard assidu, sa grand-mère. Il ignorait qu’elle savait jouer au poker, ou même qu’elle connût l’existence d’un autre jeu que le rami. Songeant qu’il connaissait désormais l’origine des cliquetis, il réalisa que cette sonorité coïncidait étrangement bien avec la face cachée de sa grand-mère. Le petit-fils se rappela avec quelle véhémence sa mère lui avait répété que ses grands-parents, « décédés avant sa naissance », étaient des gens « discrets, qui faisaient peu parler d’eux ». Il comprit à cet instant que sa mère voulait le protéger, ne pas le mêler aux affaires de ses grands-parents, du moins de sa grand-mère, dont il venait de découvrir la sombre existence.

Brusquement tiré de sa rêverie par un cri virulent, Albert réalisa soudain qu’il n’était pas invité en ces lieux lugubres. Jetant un dernier regard sur les convives, toujours concentrés sur leur partie de poker, il grava dans sa mémoire le souvenir de ce lieu si impromptu. A ce moment précis, il aperçu un mouvement furtif sur sa gauche, une ombre qui se dirigeait vers lui. Il pressa le pas, se mouvant innocemment vers la sortie. Mais l’ombre se rapprochait. Inexorablement. Alors, il se mit à courir, tentant de rabattre à la volée les toiles d’araignées qui le ralentissaient. Mais l’ombre le suivait sans efforts. Galopant de plus belle, il tenta de semer son poursuivant en slalomant au hasard dans le village. Albert savait qu’il risquait de se perdre, mais aussi qu’il devait rentrer sain et sauf à l’auberge. Il dû parcourir l’entièreté du village, passant de minuscules demeures normandes à une étendue verte et vide, puis se dessina une lueur au loin, l’unique bar du village…puis son auberge. « Enfin », pensa Albert. Il s’y engouffra, sous le regard ébahi du réceptionniste, et entra dans sa chambre en refermant précipitamment la porte. Puis, malgré lui, il s’effondra sur son lit, exténué.

Albert se réveilla en sursaut ; ou plus exactement, quelqu’un frappa à la porte et le fit sursauter ce qui, du même coup, le réveilla. De son crâne émanait une douleur fulgurante, et son état actuel ne laissait pas envisager qu’il puisse recevoir un quelconque visiteur. Le soleil pointait à peine par la fenêtre lorsqu’il ouvrit la porte. Étonné d’abord de ne voir personne aux alentours, il se pencha ensuite pour ramasser une enveloppe noire, qui ne portait aucune inscription. S’asseyant à son bureau, il entreprit de l’ouvrir avec soin : elle contenait seulement un message, écrit visiblement à l’ordinateur, qui disait : « Rendez-vous avancé. Problèmes urgents. Dimanche 14 Avril 2017, cinq heures, à l’aube. Soyez là. » Cette nouvelle mina davantage le moral d’Albert : un rendez-vous avec des inconnus, en pleine nuit, dans un bar supposé être fermé. La tournure des événements l’inquiétait, et il ne savait pas quoi penser au sujet du message : était-ce une provocation ? L’auteur de la lettre parlait du « rendez-vous », c’était donc fort probable que ce soit cette même personne qui l’avait appelé, la même, d’ailleurs, qui l’avait contraint à venir au village, et qui continuait de le mettre en danger par des menaces comme celle-ci.

Mais le journaliste garda son sang-froid : c’était lui qui s’était embarqué dans cette histoire, et il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Alors que ces pensées le tourmentaient, un détail attira son attention : « problèmes urgents ». Quelque chose ne s’était pas déroulé comme prévu, et Albert pensa aussitôt à sa découverte de la maison, et à la poursuite qui s’en était suivie : les trafiquants se tenaient désormais sur leurs gardes, prêts à tout si leurs activités se trouvaient menacées. Le rendez-vous allait être crucial, puisqu’il désirait avant tout connaître l’origine du message. Il savait qu’analyser la typographie de la lettre lui permettrait de savoir sur quel ordinateur la lettre avait été tapée, et ainsi le retrouver par géolocalisation, ce qui le mènerait à son propriétaire. Cependant, il avait besoin d’un élément capital pour mener à bien sa mission : une simple connexion à Internet. Et l’auberge où il logeait n’en fournissait pas. Alors une idée qui lui sembla lumineuse vint éclairer son esprit : le Vieux Normand, bistrot réputé dans la région situé à quelques pas de l’auberge, proposait sûrement un accès à Internet gratuit. Cette visite au bar lui permettrait aussi de réaliser un état des lieux, et ainsi repérer les éventuels recoins d’où pourraient arriver les inconnus qu’il s’apprêtait à rencontrer.

C’est donc avec un nouvel entrain que le journaliste partit en direction du bar ; il enfila son pardessus, un cadeau de sa femme, et pensa soudain à elle, et à ses deux enfants, Quid et Juliette. Connaissant Camille, elle devait être inquiète, et devait se démener pour rassurer ses deux enfants. Albert se sentit soudain reconnaissant envers elle, et, d’une certaine façon, un peu honteux de la mettre à l’écart ainsi. Mais c’était pour son bien, et mieux valait ne pas prendre de risques. D’ailleurs, sans nouvelles de l’avancement de son enquête, elle avait sans doute appelé la Police, qui devait être à sa recherche. « Raison de plus pour régler cette affaire au plus vite », s’intima Albert, avant de sortir, laissant Snipiou caqueter seul dans la pénombre.

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