Les Vieux Normands – Chapitre 4 : L’affrontement

Parvenus à l’entrée du bar à l’heure convenue, Albert frappa deux coups brefs, comme le lui avait indiqué Raymond. Pas de réponse. Le vent se leva, par rafale, agitant les feuillages de la forêt qui entourait le village. Deux nouveaux coups brefs. Toujours rien. Le froid commença à envahir Albert et surtout Luna, vêtue plus légèrement. Ils se blottirent dans un angle formé par le mur, à peine abrité par le porche. Luna tenta à son tour, en frappant plus fort, puis en continu, contre le bois. La porte ne cédait pas, et toujours aucun signe de vie. Albert commençait sérieusement à s’inquiéter lorsqu’un bruit se fit entendre à l’arrière du bar. Les deux intéressés tendirent l’oreille, à l’affût. Albert se risqua à actionner la poignée…qui ouvrit la porte, sous le regard médusé de Luna. Ils entrèrent en apercevant le barman à l’intérieur, qui s’apprêtait probablement à leur ouvrir. A peine Luna avait-elle refermé la porte que Snipiou fit son entrée en caquetant, sous les yeux d’Albert, surpris et amusé. Après avoir expliqué qui était cet animal peu ou prou farfelu, les compagnons d’infortune s’attablèrent, et commencèrent à discuter.

Le vieil homme prit la parole en premier, la mine grave et le phrasé solennel : « J’ai plusieurs révélations à vous faire, surtout en ce qui te concerne, Albert. Ce que je vais vous dire doit, bien entendu, demeurer secret, auquel cas vous seriez exposés à de dangereux bandits locaux. Tu dois te demander pourquoi je te tutoie, Albert. Il est une chose importante que tu dois savoir : je fais partie de ta famille. Plus exactement, je me nomme Raymond, et je suis ton grand-père. Mais laisse-moi poursuivre, tu poseras tes questions après. Nous nous sommes installés ici avec ta grand-mère par faute de moyens financiers, nous espérions commencer une nouvelle vie, après que nous ayons tout quitté à la suite d’un imbroglio sans précédent. Mais c’est une autre histoire, et nous n’avons guère le temps de nous attarder sur des scandales familiaux. Ta grand-mère, Jeanne-Claude, a très vite compris que le seul moyen pour renflouer notre trésorerie passait par un sacrifice de nos valeurs, éthiques et morales. Je l’ai donc suivie dans son entreprise, qui, comme à l’heure actuelle, se déroulait ainsi… » Il fit une pause, se remémora un instant quelque détail, puis reprit :

Un mécano qui travaille au garage – que tu dois connaître, Luna – acheminait la drogue depuis cet entrepôt jusqu’à sa maison. Je ne suis pas surpris que tu ne sois pas au courant, Luna, cet homme sait se faire discret. Il invitait ensuite consommateurs et trafiquants. Ses derniers seuls avaient accès aux cartons où se trouvait la drogue, ainsi que les « dirigeants » du trafic, dont fait partie Jeanne-Claude. Et ils empruntaient un souterrain qui les menaient en toute impunité…ici, dans ce bar. La sortie de ce tunnel se trouve d’ailleurs juste là… » Raymond se leva péniblement et entreprit de déverrouiller la fameuse porte en bois, qu’Albert avait déjà remarquée durant sa première visite au bar. « Je ne connais pas la suite, puisque j’ignore où la drogue est transportée ensuite : plus tard, je me suis volontiers écarté de ce trafic, et, faute de preuves suffisantes, je n’ai pas pu l’arrêter. Les trafiquants ne viennent plus par ici depuis un long moment, mais emprunteront probablement ce chemin cette nuit, c’est pourquoi j’ai verrouillé les autres issues. » Un long silence régna sur la tablée. Chacun était immobile, et le croassement d’un corbeau se fit entendre. Albert reprit la parole, éberlué mais sûr de lui :

- Monsieur, euh…Grand-père, j’ai connaissance de la fin de cette histoire. En ayant découvert une machine à écrire à la banque de Fécamp cet après-midi, j’ai compris qu’il existait un lien entre les braqueurs et les narcotrafiquants. Je crois donc pouvoir affirmer que c’est un même collectif, une seule organisation, qui braque des banques pour y entreposer la drogue. Cela leur permet de s’enrichir et d’alimenter les trafics locaux. Ils ont donc dans l’idée de braquer la banque de Fécamp !

- Eh bien, bravo Albert, nous sommes maintenant en mesure de dénoncer ces bandits. Mais avant, nous devons agir vite, sans quoi la banque sera déjà sous leur contrôle. Ce rendez-vous semble n’être qu’une diversion…

Albert, qui avait compris le stratagème des truands, remercia rapidement Raymond, et fit signe à tout le monde de se préparer. On s’attendait à des pourparlers qui seraient brefs, mais Raymond prévint que les affrontements, qui duraient parfois des heures, pouvaient être terribles. Chacun se munit d’un tesson de bouteille et d’un couteau de cuisine (à l’exception de Snipiou, qui, du haut d’une étagère, regardait s’affairer ces drôles de gens). Raymond informa la Police, Albert l’AFP. Il évita de prévenir sa femme, afin de lui épargner une certaine et inutile angoisse. Elle avait déjà beaucoup à faire en s’occupant des enfants, et elle s’informerait de toute façon par le biais des journaux. Fin prêt, le trio se regroupa, et une longue attente commença. Il était trois heures.

Ils patientaient, claquemurés derrière le bar. Tous trois remuaient fréquemment, afin de trouver la position la moins inconfortable. Snipiou était immobile sur son étagère, à tel point qu’on le confondait avec une statuette décorative grandeur nature. Lorsque cinq coup sonnèrent au clocher de l’Église Saint-Georges, les trois compagnons se tendirent et retinrent leur souffle. Snipiou caqueta faiblement. Des pas se firent entendre dans l’escalier. D’abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, ils martelaient le sol d’un pas régulier, presque militaire. Albert dénombra deux voire trois personnes. Les pas s’arrêtèrent soudain. Personne ne bougeait. Puis une main actionna la poignée, et trois silhouettes entrèrent dans le bar, plongé dans la pénombre.

Albert reconnu immédiatement les trois silhouettes qui se tenaient face à eux. La première n’était autre que Michel, le mécano. Luna le reconnut également, et poussa un soupir rageur. Un autre homme se tenait à sa gauche, qu’Albert identifia pour l’avoir aperçu dans le souterrain. Enfin, Jeanne-Claude, la grand-mère, dans son fauteuil roulant automatique, paraissait plus jeune qu’elle ne l’était, et toisait ses trois adversaires d’un air impérieux.

- Vous nous laissez la banque de Fécamp et nous vous laissons en paix, voilà le marché, proposa-t-elle d’une voix rauque où ne transparaissait aucune émotion. Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vu, Albert, ajouta-t-elle à mi-voix. Nous avons des choses à nous dire, et j’aurais aimé que ce soit dans d’autres circonstances.

- Trop tard, la Police est en route, ici et vers Fécamp. Ces choses-là attendront, rétorqua ce dernier, impassible.

La centenaire paru méditer un instant, scrutant Albert attentivement pour y déceler une marque d’affection. En vain. Décontenancée par l’annonce autant que par le ton de son petit-fils, elle se reprit tout de même bien vite :

- Alors il ne me reste qu’une solution : vous emmener avec moi. Attachez-les, intima-t-elle à ses gardes. Voyant que les résistants ne paraissaient guère intimidés, elle ordonna :

- En joue !

Les deux hommes pointèrent leur arme, de simples fusils, sur Raymond, Albert, et Luna, qui demeuraient pétrifiés. Mais ils en oublièrent Snipiou, qui s’envola subitement de son perchoir et se planta d’abord sur la tête de Jeanne-Claude, qui poussa un grand cri et actionna son fauteuil roulant, dans le but de déstabiliser Snipiou. Mais ce geste ne perturba nullement le perroquet, qui griffa la grand-mère et ses hommes aux poignets. La baronne s’écrasa sur le sol, inerte, et les corps des deux hommes vinrent l’accompagner dans sa chute. Soulagé, Raymond attacha solidement les malfaiteurs, tandis qu’Albert et Luna louaient l’intervention de Snipiou, qui virevoltait en tous sens.

Les policiers arrivèrent sur place à ce moment précis, informant au passage que le braquage escompté n’avait finalement pas eu lieu, car les braqueurs attendaient l’ordre de Jeanne-Claude pour attaquer la Banque. Au moment de pénétrer dans le fourgon de Police, cette dernière prononça une phrase mystérieuse qu’Albert gardera longtemps en mémoire : « Ce n’est pas fini, Albert. Je ne suis qu’un lieutenant de cette organisation » murmura la baronne de la drogue d’un ton où perçait une colère mêlée de tristesse. « Renseigne-toi sur l’homme inconnu au téléphone, le même qui a écrit les lettres, et sur le 14 Avril 1997 », acheva-t-elle. Tels furent les derniers mots qu’Albert entendit de sa grand-mère.

Neuf heures du matin. Albert se rendit à la conférence de rédaction de Libération, avec l’ensemble de ses collègues. Longuement applaudi à son retour, son enquête ne cessait de faire la Une des journaux, et cela se confirma encore ce Mardi, pour la plus grande joie de l’intéressé, qui esquissa un sourire devenu rare ces dernières années. Le soir, il retrouva Camille, Juliette, Quid, Snipiou, et Jastribiou, sa tortue aquatique. Sa femme, soulagée et emplie d’une grande joie, l’embrassa dès qu’il eut franchi le seuil de l’entrée. Cette joie fut intense, mais brève.

En effet, dès la fin du dîner, sa femme lui transmit le téléphone, en expliquant : « C’est Raymond. Il veut te parler du 14 Avril 1997 ». Le visage d’Albert se ferma : les affaires étaient loin d’être terminées…

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