Les Vieux Normands – Chapitre 6 : La clé de Pierre

Ils cheminèrent ainsi jusqu’au port de Nice. Demeurés toute la journée sans d’autres indications que la déduction de Luna, les trois compagnons songeait à réserver une chambre d’hôtel pour la nuit. Alors que le crépuscule venait d’épouser le croissant lunaire, déjà installé sur son lit bleu roi parsemé d’étoiles, un téléphone vibra. C’était celui d’Albert : il venait de recevoir un message anonyme. Ledit message informait la troupe qu’ils devraient séjourner au village d’Aullène, chef-lieu historique de l’Alta Rocca, perdu en plein cœur des montagnes corses. C’est donc rassurés sur leur destination que les voyageurs embarquèrent, curieux, sans doute, de découvrir ce charmant village, mais inquiets, aussi, de voir ce qui les y attendait. Durant la traversée, éclairés seulement par le lampadaire nocturne qui scintillait au-dehors, Albert écouta Raymond, verre de Bandol à portée de main, lui parler du 14 Avril 1997. Luna s’était endormie. Raymond, habitué des veillées soirinales, poursuivit son récit comme s’il eût été l’heure de l’apéritif et de la pétanque au village de Bréauté (il était trois heures du matin).

« Là, je descendis à la cave d’où provenait le remue-ménage, le capharnaüm que l’on entendait plus haut. Je dus me résigner, pour des raisons de discrétion évidentes, à n’avoir pour d’autre éclairage que la mince lueur qui provenait du souterrain. Je descendais les marches prudemment afin d’éviter tout accident : cette descente me parut interminable. Fort heureusement, les cris, qui m’avaient percés les tympans durant ma maigre chevauchée nocturne, eurent tout de même le mérite de cesser lorsque je débarquais dans la pièce principale de la cave. Seuls les tintements de verre et le gloussement des bulles en ébullition persistaient. A cause de la mauvaise isolation, j’entendais le grand’ vent siffler au-dehors. Une fenêtre claqua. Puis un bruissement continuel, régulier, comme des feuillages qu’on agite : la pluie s’était invitée en cette sinistre soirée. Les cris reprirent. Je levais la tête, scrutant attentivement les lieux. » Albert vit poindre, non pas le soleil à l’horizon (il était cinq heures, s’il eût été chez lui, il se serait dit Il est cinq heures, Paris s’éveille, cependant son état empêcha ici toute référence à Jacques Dutronc), mais les premiers signes de la fatigue qui l’engourdissait progressivement. Il tint bon. Grâce à son endurance. Ou, peut-être, grâce à sa curiosité. La voix de Raymond se fit entendre de nouveau.

« Je me trouvais dans un espace somme toute assez exigu. De frileuses poutres de bois soutenaient un plafond visiblement emmitouflé dans des couches successives de peinture blanche. Peinture blanche qui recouvrait d’ailleurs tous les murs de la pièce. A mon grand étonnement, je vis, plantée au milieu de vieux meubles et de piles d’ouvrages à la couverture rabougrie, une superbe installation. Des fioles de verre fumaient en tout sens, leur contenu passant de l’une à l’autre grâce à d’épais tuyaux. Un homme, petit, la démarche claudicante, et dont je ne pus distinguer les traits, tenait justement l’une de ces fioles entre ses mains.  »C’est donc la fameuse mixture que j’entendais bouillonner ! », pensais-je, presque à haute voix. A ce moment précis, j’aperçus une masse dans les bras de l’homme. Discrètement, je me rapprochais, faisant jouer l’éclairage en ma faveur, et je distinguais…un bébé ! « Et la mixture était donc pour le bébé ? » commenta Albert, réveillé par le suspense. Les effets du vin se firent sentirent chez Raymond, qui parla tout d’un coup sur un ton plus familier, bourru. « Tout à fait ! Ce devait être quelque liquide revitalisant : car le môme, malgré ses cris, m’avait paru bien faible. Et là, le père lui refile le contenu de la fiole, et paf ! le môme gazouille et gigote comme pas possible. Au point qu’il parvient à s’échapper des bras du gentil monsieur qui s’occupait de lui – sans doute son père – et atterrit directement sur le sol. Alors, chose surprenante, le père le ramasse, l’enveloppe dans une couverture, et… » C’est le moment que choisit Luna pour se réveiller. Elle s’extirpa de son sommeil en un bâillement dont personne n’aurait pu soupçonner la candeur, et fit remarquer à ses deux compagnons que le navire arrivait à bon port. Sans réponse. Elle les dévisagea : ils s’étaient endormis.

9 Juillet. Le trio parvint tant bien que mal au village d’Aullène. Situé à flanc de montagne, il dominait toute la vallée, grande étendue forestière peuplée de pins et d’orangers. Raymond, qui promenait son regard alentour, reconnut l’Alta Rocca ; ce n’était en effet pas la première fois qu’il se rendait à Aullène : tous les ans, avec Jeanne-Claude, ils s’installaient ici pour quelques semaines et profitaient du calme du village jusqu’en soirée, où la grande place, s’animait davantage. Cependant, depuis tragiques événements qui l’avaient obligé à se séparer de Jeanne-Claude, Raymond n’avait pas eu le cœur d’y retourner…

Les aventuriers partirent à la recherche de leur demeure, tout en vaquant à travers le village. On vit Raymond, justement, se familiariser avec les habitués du bar de l’hôtel, ici et là, Albert glaner des informations quant aux dernières nouvelles de la région. Luna, elle semblait ailleurs, le visage triste, comme si l’écume de la mer, que l’on apercevait au loin, était contenue à même ses pupilles. Sans doute était-elle en proie à de soudaines réminiscences. En effet, la grand-place, à l’instar du bistrot Le Vieux Normand, lui parut familière l’espace d’un instant. Mais la jeune fille, persuadée de n’être jamais venue en ces lieux pourtant si hospitaliers, et pourtant si étranges, chassa ses sombres pensées bien vite. Ces drôles de gens se savaient bien observés par Snipiou qui, au gré d’incessants caquètements, goûtait à la senteur unique des orangers qui bordaient le village. Toutes ces informations, anodines en apparence, furent consignées dans un carnet avec le plus grand soin, carnet que parcourut des yeux, toujours avec une extrême attention, un homme vêtu de noir, et dont la voix perçait la pénombre.

Du côté d’Albert et consorts, on avait passé la journée à débusquer le fameux village, et on commençait à se dire que, peut-être, il vaudrait mieux s’employer à trouver la maison parce que, tout de même, il sont sympathiques, les habitants, mais nous, on est fatigués, épuisés, on a faim aussi, bref, on en a marre. Ces propos, que tinrent à tour de rôle les personnages qui nous occupent, débouchèrent sur une dispute générale où un sentiment d’irritation dominait. Raymond, pour commencer, et alors qu’ils gravissaient péniblement une côte, se plaignit de ses rhumatismes, ce à quoi Luna répliqua qu’elle aussi, elle avait mal partout, et Albert, pour clore le débat, asséna qu’il fallait arrêter de se plaindre parce que, sinon, on avançait plus. Snipiou poussa soudain un cri virulent, que l’on apparenta à un piaillement, et alerta tout le monde. On regarda sur la droite. Une vieille demeure, seule, se dessinait au loin. Seule ou presque. Un homme s’avançait vers eux. Des éclats de voix s’étaient fait entendre. De sa démarche rassurante, il avait accouru. Pierre, était un homme d’âge mûr, un homme d’expérience, quoique sa sincère bonhomie et son crâne chauve lui conféraient un caractère intemporel.

Lorsqu’il découvrit l’étrange trio qui avait provoqué ce tintamarre, il comprit bien vite que ces gens-là, comme disait son ami le grand Jacques, cherchaient quelque chose. Il expliqua alors posément, devant un auditoire méfiant et désormais accoutumé aux entourloupes, qu’il était celui qui servait de guide dans le village. Les habitants comme les nouveaux venus lui quémandaient en permanence toutes sortes d’informations, et il participait activement à l’intégration de ces derniers. Raymond, en doyen de la bande, détailla les motifs de leur venue. La mine de Pierre s’assombrit : « Dès que le reste du village sera au courant, ils afficheront envers vous une hostilité croissante. Les gens, ici, se protègent entre eux, je vous conseille donc de rester sur vos gardes. » Paroles lugubres, airs renfrognés, le groupe s’engagea sur la route qui menait à la demeure aperçue auparavant.

De l’extérieur, une belle bâtisse, de l’intérieur, une vieille bicoque. Voilà qui résumait le lieu où s’établirent Raymond, Albert, et Luna. Snipiou, de toute évidence fort dépaysé, observait le soleil se coucher du haut de la cheminée. Il convient cependant ici de détailler, pour une plus grande commodité romanesque, l’intérieur de la grande maisonnée. S’y trouvent donc, dans le désordre, une cuisine poussiéreuse aux murs blancs, dont la nostalgie se manifeste par l’absence de réfrigérateur, un salon plutôt bien conservé, modeste, avec une cheminée en bois et un long divan, à l’étage, deux chambres, un lit dans chacune d’elles, une commode, des sanitaires, et c’était tout. Au vu de l’espace disponible, qui obligeait à un confort relativement restreint, Albert annonça qu’il dormirait dans le salon, Snipiou, sur le toit (on dut le faire caqueter plusieurs fois pour le comprendre). On s’apprêtait à tourner les talons, lorsque Pierre les arrêta. Entre les chambres et les sanitaires, une petite trappe, passée inaperçue. A l’intérieur, un simple mécanisme, utilisable à l’aide d’une clé. Pierre indiqua ensuite ce que chacun avait pris pour une armoire. Luna, curieuse, interrogea :

- C’est une porte, n’est-ce pas ?

Réponse de Pierre :

- Absolument. Mais elle est blindée, impossible à forcer. Le seul moyen de l’ouvrir est de posséder la clé, expliqua-t-il en désignant le mécanisme.

Voix d’Albert, insistante :

- Et où est-elle, cette clé ?

Regard de Pierre. Pierre à Albert, Albert à Pierre, qui énonça d’un ton mystérieux :

- Disparue.

Disparue.

Pas perdue, mais disparue. Le mot fit frémir l’assemblée. Quelqu’un était en sa possession. Quelqu’un qui avait quelque chose à cacher. Et aux déclarations de Pierre qui suivirent, l’assemblée ne frémissait plus. Elle frissonnait. Une fois ouverte, la porte débouchait sur un petit escalier, vieux d’un siècle, qui s’achevait sur un grenier, où étaient entreposés de multiples archives des anciens propriétaires. Des bruits couraient cependant, et, d’après Pierre, on s’était laissé entendre dire que des bruits étranges provenaient du grenier, particulièrement les soirs de pleine Lune. On racontait même qu’une fois, une femme particulièrement téméraire s’y était aventurée, en entrant par la fenêtre. On avait découvert son cadavre à l’aube le lendemain, la fenêtre demeurait intacte. Pierre, après avoir laissé ses coordonnées, prit congé du groupe. Les trois compagnons dormirent d’un sommeil agité, qui laissait présager de sombres lendemains.

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