Le petit village d’Ortilo-sur-Orge avait jusque-là semblé agréable aux yeux de ses habitants. La quiétude de ce lieu ma foi fort éloigné des contrées fréquentées habituellement par l’espèce humaine, devait beaucoup à son champ d’orge. Pas tout petit, le champ d’orge. Mais pas immense non plus. Un champ comme beaucoup d’autres. Seulement, en plus de délimiter le village comme le périphérique encercle Paris, le champ d’orge borde le fleuve, qui a d’ailleurs pris son nom. La renommée du champ, qui borde donc l’Orge, tient au mystère qui s’en dégage. En effet, on raconte qu’au crépuscule, au centième printemps de chaque siècle, les épis brillent d’un éclat surnaturel et tombent par centaines dans le fleuve, ciel constellé de comètes. Toutefois, ces événements ne nous sont rapportés que par une seule photographie, floue, évidemment mal éclairée, et dont l’auteur n’a pas pris soin d’écrire son nom au dos. Du reste, on a jamais revu les premiers témoins du phénomène. La première fois, ç’avait été catastrophique : les pires hypothèses, du retour des nazis à la fin de l’émission Des chiffres et des lettres, avaient été envisagées. Mais depuis, on s’était habitués ; et les Orgelais, par crainte d’une récidive, ne sortent plus de chez eux au crépuscule du centième printemps de chaque siècle, préférant les chiffres et les lettres aux mystérieux épis de blés.
Jean-Jacquelin, figure éminemment romanesque, et personnage au caractère bien trempé puisqu’il habitait près du fleuve, avait quatre-vingt-dix-neuf printemps révolus. Pour ainsi dire, il attendait le centième. Jean-Jacquelin connaissait bien le village, et lui, contrairement aux autres, n’avait pas peur de la rumeur des épis d’orge flamboyants et de tout le tintouin qu’on en faisait. Bref, c’était la veille du printemps, et Jean-Jacquelin attendait le centième. Appareil photo posé sur sa petite commode, près d’une photo de sa mère, le laboureur avait vérifié la pellicule trois fois, rechargé son téléphone à clapet, et pris ses lunettes de soleil, on ne sait jamais, sur un malentendu. Sa mère, parlons-en ! Maire du village autoproclamée au siècle dernier, elle avait gagné le respect des habitants en s’aventurant seule près du fleuve chaque soir, dans l’espoir de découvrir quelque chose pouvant expliquer le phénomène. Mais chaque soir, rien ne se passait, et les épis d’orge, imperturbables, continuaient de toiser les mouvantes eaux du fleuves en contrebas.
Et puis, un soir, au crépuscule du centième printemps du siècle, elle était restée. Où ? personne ne peut le dire, mais elle était restée, fidèle à son habitude, sur les bords du fleuve. Le lendemain, le village découvre la fameuse photographie du fleuve regorgeant d’épis chatoyants, et Jean-Jacquelin était né. D’aucuns prétendent qu’il s’est fait tout seul. Lui n’en a que faire, et s’estime heureux d’être fait tout court, peu importe comment. Depuis ce jour, tout de même, il s’est passé quelque chose. Le coq, dont 1461 chants, soit quatre années civiles, avaient été recensés depuis la création du village, s’est tu subitement. Les poules aussi furent réduites au silence. Des Orgelais ont quitté le village, résignés, pour des villes surpeuplées où l’on mettait parfois deux heures pour faire vingt kilomètres. Ainsi, au crépuscule du centième printemps du siècle de Jean-Jacquelin, le petit village d’Ortilo-sur-Orge n’était plus que l’ombre de lui-même.
Crépuscule du soir. Tout est nuit. La terre résonne du silence des êtres, de l’éveil de la nuit. Rien ne trouble l’atmosphère, excepté Jean-Jacquelin qui ouvre sa porte avec difficulté. Le bois, à cause du froid nocturne, grince, mais ne rompt pas. Depuis l’extérieur, on entend un grand fracas : c’est le laboureur qui, fort de ses lunettes de soleil, a percuté l’encadrement de la porte. Fort heureusement, personne n’est encore debout pour le réprimander, et Jean-Jacquelin finit par s’extirper tant bien que mal au-dehors. Son attirail en poche, il se dirige vers le fleuve. Une fois arrivé au bord – cela ne lui a guère pris plus de quelques minutes, quoiqu’il soit largement encombré – il s’assied. Péniblement, mais il s’assied tout de même. L’herbe est froide. L’eau aussi, du moins, c’est ce qu’il imagine, un plongeon dans le fleuve à cette heure serait bien trop pénible pour ses articulations. Appareil photo en main, il attend. Un hululement de chouette se fait entendre. Jean-Jacquelin est dans ses pensées. Il pense à tous ceux qui l’ont précédés. Il pense à Mariette, à Pierrick, il pense à Bernard et à Josette. Ceux qui ne sont pas revenus. Ceux qui sont restés, comme il aimait à le dire. Car après tout, ils n’étaient jamais vraiment partis, eux. La boulangerie de Mariette tournait toujours ; on jouait encore aux boules près du café de Pierrick ; la fabrique de vélos Bernard & Co. continuait de rouler sa bosse ; la grand-place du village était à jamais nommée Place Josette. Et puis Jean-Jacquelin pensa à sa mère. Il se dit qu’après tout, il était normal de vouloir éclaircir ce mystère.
Soudain, une ombre, en coup de vent. Le laboureur sursaute. Et pour cause, ce n’est pas tant l’ombre qui lui fait peur, que le bruit de l’ombre. Son expérience de toute une vie l’avertit : les ombres sont habituellement silencieuses. Sauf lorsqu’il y a quelque chose, ou quelqu’un. Alors Jean-Jacquelin se retourne, mais ne voit rien : il porte toujours ses lunettes de soleil, et la lune est masquée. Arrivée à sa hauteur, l’ombre s’arrête, et le regarde. Effrayé, Jean-Jacquelin ôte ses lunettes et soupire : ce n’était que Nyûl, un lapin blanc, la mascotte du village. Le lapin se campa sur ses pattes et se posa à ses côtés. Le futur centenaire trouvait son ombre rassurante. Certes, un lapin n’était pas quelqu’un avec qui l’on pouvait converser, mais au moins, il n’était pas tout seul. Le laboureur et le lapin attendent. D’un coup, les nuages s’ouvrent, et la lune apparaît. Légèrement voilée, mais d’un éclat suffisant pour éclairer le fleuve. Une bourrasque de vent souffle, puis une autre. Les champs d’orge s’agitent, et les épis volent, flottant dans le vent. Jean-Jacquelin brandit son appareil. Nyûl écarquille les yeux autant qu’un lapin puisse le faire. Les épis tombent sur le fleuve, toujours immobiles. Puis, sous les feux lunaires, ils rougeoient, et passent du jaune à l’orange incandescent. Le fleuve illumine désormais toute la vallée ; on se croit en plein jour, car Jean-Jacquelin remet aussitôt ses lunettes de soleil.
Et le phénomène se produit. Des ombres. Par dizaines. Des ombres qui sortent du fleuve, comme réveillées par les épis d’orge. Pas seulement des ombres, des visages. Et le laboureur, qui a laissé tomber son appareil photo, les reconnaît, ces visages. Ces visages, c’est Mariette, la boulangère, Pierrick, le barman, Bernard, le fabriquant de vélo, Josette, la fondatrice du village. Et puis des dizaines d’autres, tous Orgelais. Et puis sa mère. Et puis les visages qui sortent de l’eau, les ombres qui deviennent des corps, Jean-Jacquelin, transporté, qui murmure «Maman» de sa voix grasseyée, «Maman» qui lui sourit, et tous deux s’étreignent. Pour lui, c’est la première fois, du moins, dans ses souvenirs. Alors une voix parle. Il ne saurait dire laquelle exactement. Toutes en même temps, peut-être. Voici ce qu’elles disent : «Nous sommes en vie, Jean-Jacquelin. Tous autant que tu nous vois, nous vivons, même si cela paraît effrayant. Seulement, il y a des heures où les habitants du fleuve ne sont pas visibles». Là, une pause. Puis, la voix – ou les voix ? – reprend : «Vois-tu, nous avons tous ici pour point commun d’avoir assisté au lever du soleil dans la nuit. C’est ainsi que nous appelons le phénomène auquel tu es en train d’assister. Et depuis un millénaire, personne n’a jamais cherché à savoir que nous étions devenus. Pourtant, nous vivons, même si le fleuve ne nous autorise qu’à nous montrer une fois par siècle. Tous, nous sommes venus au bord du soir pour espérer voir le fleuve, mais le fleuve nous a englouti, car nos actes n’avaient pour objectif que la vanité. Chacun voulait être le premier à pouvoir raconter ça. C’était beau, et c’est que nous nous disions. Simplement, le fleuve n’était…disons…pas de cet avis. Pour lui, la moindre des choses, c’était de venir à lui pour chercher quelque chose, ou quelqu’un. Nous ne savions pas ce que nous voulions, alors le fleuve nous a pris. Pour ta mère, c’était particulier. Le fleuve l’avait adoptée, alors, pour marquer sa peine lorsqu’il l’a prise, il a dit au coq de ne plus chanter, et aux autres animaux de ne plus rien dire».
Jean-Jacquelin comprenait. A force de trop s’intéresser à l’étrange phénomène du fleuve, on avait oublié ceux qu’il avait fait disparaître. Et le cercle s’est reproduit à l’infini, et jamais personne ne s’était posé la question, jusqu’à ce soir. «Mais pour toi, Jean-Jacquelin, c’est différent. Sans doute n’en as-tu pas conscience, mais tu es venu voir ta mère. Tu as donc le choix : souhaites-tu vivre sur terre, ou sous les eaux ? ton choix sera définitif». Le laboureur se mit à réfléchir. D’un côté une mère qu’il brûlait de voir ; de l’autre, le centième printemps du siècle. Autre chose, aussi. Une certitude en lui : sa mère vivait. Et quoiqu’il arrive, elle vivrait toujours, car les eaux du fleuves, les ombres, et les champs d’orge sont immortels. Jean-Jacquelin choisit de vivre sur la terre ferme. Les voix acquiescèrent, et redevinrent ombres. Le laboureur sourit à sa mère : elle était comme sur la photo, et portait des lunettes de soleil. Puis ce fut la nuit, le vent, les champs qui s’agitent. Puis le calme, et Nyûl le lapin blanc qui regarde Jean-Jacquelin avec de grands yeux. L’éclat de ses pupilles renvoie d’heureuses larmes. La pellicule de son appareil est tombée à l’eau, mais sa mémoire a tout capté, jusqu’aux paroles des ombres.
Les eaux du fleuves lui sourient. Il se dit qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille. Enfin, le plus tard possible, mais on peut.
Great content! Super high-quality! Keep it up! 🙂
cette histoire est superbe …lumineuse ,l’imaginaire du personnage principal est fantastique et réel,on peut de mettre dans sa peau…bravo mon loulou…!!