Youtubeurs – Episode 2 – Superflame, le feu dans la voix

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Je vous avais parlé, la dernière fois, d’un youtubeur que je suivais depuis fort longtemps. Aujourd’hui, pour ce deuxième article post-confinement – que ne suis-je pas heureux de l’écrire ! – j’ai décidé de me pencher sur l’un des derniers auxquels je me suis abonné : il s’agit de Superflame.

Un imitateur hors-pair…

C’est d’abord par sa voix que Superflame se fait connaître. Il est notamment de passage dans l’émission télévisée La France a un incroyable talent en 2015. Il a d’ailleurs publié une vidéo assez instructive sur le sujet. Mais il émerge en réalité courant 2013, se faisant connaître par ses imitations de personnages ou de célébrités. Mais le youtubeur va plus loin, et sa voix n’est que l’écho d’une imagination qui se déploiera au fil des années. En effet, on lui doit un bon nombre de parodies de reportages télévisés et d’émissions d’information. En plus d’une tessiture qui imite remarquablement celle des journalistes, ces vidéos, bien que courtes, renferment un potentiel créatif certain, tant dans la narration que dans les ressorts comiques utilisés.

…Doublé d’un conteur de fictions

S’il est toujours reconnu pour ses qualités en termes d’imitations, Superflame a indiqué à plusieurs reprises que ce type de vidéos n’était pas, à terme, son objectif créatif. Ainsi, les trois vidéos les plus vues de sa chaîne sont consacrées aux imitations, un travail que le youtubeur reconnaît volontiers comme « facile à produire », et qui l’a largement amené à se diversifier. L’autre pan de la chaîne est en effet consacré à la fiction audio. Superflame écrit lui-même les histoires, qu’il intitule Superflame Stories, et les raconte, face caméra. 

Ce point peut sembler négligeable, mais il est selon moi essentiel. Je m’explique : la plupart des fictions audio ne proposent que les voix brutes, avec pour seul visuel une image fixe, parfois animée. Même avec une grande qualité d’interprétation et d’écriture, et une très belle illustration, le contenu peut devenir, à la longue, redondant. En effet, on ne fait qu’écouter un récit mis en voix. Superflame, en se filmant tel qu’il nous raconte l’histoire, se pose en conteur, et de ce fait nous fait ressentir le récit. Par sa gestuelle, ses intonations, et l’absence d’illustration toute faite, le youtubeur donne vie à ses personnages dans notre imaginaire. Chacun est ainsi libre de se représenter les événements racontés, et seuls la voix et la gestuelle du conteur nous sont prescrites : le reste demeure un monde que chacun peut façonner.

De l’imitation à la création d’un univers

Je ne pourrais pas évoquer ici l’ensemble des projets de Superflame, mais je signale tout de même la volonté du youtubeur de créer, à terme, un univers qui lui est propre, mêlant Superflame Stories, courts-métrages (il a déjà créé la mini-série Andrew Bennett où il campe le rôle du personnage éponyme), et même jeux vidéos. Il a ainsi annoncé la sortie prochaine de Battle for Egadia, jeu de cartes au tour par tour qui se déroule dans le même univers que ses fictions audios.

En résumé, l’essence de la chaîne Superflame, bien au-delà des imitations qui l’ont fait connaître, c’est une volonté de création d’un univers fictionnel à part entière. Cet univers est ensuite partagé à travers différents médiums (autrement dit, plusieurs formats de création). L’ultime but – et ô combien louable –  du créateur est la réappropriation par les viewers du contenu créé. Superflame, par son contenu, se positionne donc comme un créateur-passeur d’histoires, un Grimm des temps modernes.

Quelques vidéos de Superflame

Annonce du jeu Battle for Egadia, qui a lieu dans un univers fictif créé par Superflame.
Vidéo où Superflame détaille ses ambitions et son état d’esprit en matière de création sur YouTube.

Service confinement, bonjour ! – Episode 4

— Bon, il fout quoi, l’ami Patrick ?

— Qu’est-ce que j’en sais, c’est toi qui l’a appelé.

— Je lui avais dit 20 heures tapantes. Et il est pas encore là. Dis-moi, Gertrude, quelle heure il est ?

— J’en sais rien, p’tet’ 20 heures, p’tet’ pas.

— Comment ça, « peut-être » ? elle dit quoi ta montre ?

— Habituellement, j’écoute les cloches sonner, mais…

— Mais Gertrude, tu ne les entends plus depuis l’an 40 !

— J’entendais pas les obus non plus, et c’était pas un moindre mal !

— Oui, bon si ça se trouve…

— Alors, on attend pas…Patrick ?

— Patrick, enfin !

— Comment va, Aymeric ?

— Patrick ? t’as pris un coup de vieux on dirait.

— ET TOI GERTRUDE, COMMENT TU VAS ?!

— Hein ?

— Elle est toujours aussi sourde ?

— Toujours.

— Elle ne s’arrange pas avec le confinement, elle…

— C’est sûr. Bon, ç’en est où du braquage ?

— Tout est prêt. Y’a plus qu’a espérer ne pas croiser les flics en sortant.

— Je m’en suis occupé. On dira qu’on passait voir Gertrude, ça fera l’affaire.

— Ouais. Et puis qu’est-ce que ça peut bien nous foutre, de payer cent euros chacun ?

— Doucement Patrick, on a pas fait fortune dans les Panzini, nous.

— C’est Panzani, je crois !

— On t’a pas sonnée, Gertrude !

— Alors, on y va ?

— Ouais.

— …

— …

— Gertrude ?

— Hein ?

— GERTRUDE !

— Oui ? Parlez moins fort, vous deux !

— Bon. Il est où le rayons bouquins.

— D’après Corrona, il est au fond à gauche ?

— A côté de Libé ? Et c’est Corrina, je crois ?

— Qu’est-ce que t’en sais ? Oui, à côté de Libé, y’avait plus de place ailleurs.

— Je m’en charge. Patrick, va démarrer le camion, les gens vont bientôt arrêter d’applaudir.

— J’y cours.

— Alors Gertrude, tu voulais Proust, c’est ça ?

— …

— Gertrude ?

— C’est pas pour moi, c’est pour un ami.

 

A l’ombre des champs d’orge en feu (Récit)

Le petit village d’Ortilo-sur-Orge avait jusque-là semblé agréable aux yeux de ses habitants. La quiétude de ce lieu ma foi fort éloigné des contrées fréquentées habituellement par l’espèce humaine, devait beaucoup à son champ d’orge. Pas tout petit, le champ d’orge. Mais pas immense non plus. Un champ comme beaucoup d’autres. Seulement, en plus de délimiter le village comme le périphérique encercle Paris, le champ d’orge borde le fleuve, qui a d’ailleurs pris son nom. La renommée du champ, qui borde donc l’Orge, tient au mystère qui s’en dégage. En effet, on raconte qu’au crépuscule, au centième printemps de chaque siècle, les épis brillent d’un éclat surnaturel et tombent par centaines dans le fleuve, ciel constellé de comètes. Toutefois, ces événements ne nous sont rapportés que par une seule photographie, floue, évidemment mal éclairée, et dont l’auteur n’a pas pris soin d’écrire son nom au dos. Du reste, on a jamais revu les premiers témoins du phénomène. La première fois, ç’avait été catastrophique : les pires hypothèses, du retour des nazis à la fin de l’émission Des chiffres et des lettres, avaient été envisagées. Mais depuis, on s’était habitués ; et les Orgelais, par crainte d’une récidive, ne sortent plus de chez eux au crépuscule du centième printemps de chaque siècle, préférant les chiffres et les lettres aux mystérieux épis de blés.

Jean-Jacquelin, figure éminemment romanesque, et personnage au caractère bien trempé puisqu’il habitait près du fleuve, avait quatre-vingt-dix-neuf printemps révolus. Pour ainsi dire, il attendait le centième. Jean-Jacquelin connaissait bien le village, et lui, contrairement aux autres, n’avait pas peur de la rumeur des épis d’orge flamboyants et de tout le tintouin qu’on en faisait. Bref, c’était la veille du printemps, et Jean-Jacquelin attendait le centième. Appareil photo posé sur sa petite commode, près d’une photo de sa mère, le laboureur avait vérifié la pellicule trois fois, rechargé son téléphone à clapet, et pris ses lunettes de soleil, on ne sait jamais, sur un malentendu. Sa mère, parlons-en ! Maire du village autoproclamée au siècle dernier, elle avait gagné le respect des habitants en s’aventurant seule près du fleuve chaque soir, dans l’espoir de découvrir quelque chose pouvant expliquer le phénomène. Mais chaque soir, rien ne se passait, et les épis d’orge, imperturbables, continuaient de toiser les mouvantes eaux du fleuves en contrebas.

Et puis, un soir, au crépuscule du centième printemps du siècle, elle était restée. Où ? personne ne peut le dire, mais elle était restée, fidèle à son habitude, sur les bords du fleuve. Le lendemain, le village découvre la fameuse photographie du fleuve regorgeant d’épis chatoyants, et Jean-Jacquelin était né. D’aucuns prétendent qu’il s’est fait tout seul. Lui n’en a que faire, et s’estime heureux d’être fait tout court, peu importe comment. Depuis ce jour, tout de même, il s’est passé quelque chose. Le coq, dont 1461 chants, soit quatre années civiles, avaient été recensés depuis la création du village, s’est tu subitement. Les poules aussi furent réduites au silence. Des Orgelais ont quitté le village, résignés, pour des villes surpeuplées où l’on mettait parfois deux heures pour faire vingt kilomètres. Ainsi, au crépuscule du centième printemps du siècle de Jean-Jacquelin, le petit village d’Ortilo-sur-Orge n’était plus que l’ombre de lui-même.

Crépuscule du soir. Tout est nuit. La terre résonne du silence des êtres, de l’éveil de la nuit. Rien ne trouble l’atmosphère, excepté Jean-Jacquelin qui ouvre sa porte avec difficulté. Le bois, à cause du froid nocturne, grince, mais ne rompt pas. Depuis l’extérieur, on entend un grand fracas : c’est le laboureur qui, fort de ses lunettes de soleil, a percuté l’encadrement de la porte. Fort heureusement, personne n’est encore debout pour le réprimander, et Jean-Jacquelin finit par s’extirper tant bien que mal au-dehors. Son attirail en poche, il se dirige vers le fleuve. Une fois arrivé au bord – cela ne lui a guère pris plus de quelques minutes, quoiqu’il soit largement encombré – il s’assied. Péniblement, mais il s’assied tout de même. L’herbe est froide. L’eau aussi, du moins, c’est ce qu’il imagine, un plongeon dans le fleuve à cette heure serait bien trop pénible pour ses articulations. Appareil photo en main, il attend. Un hululement de chouette se fait entendre. Jean-Jacquelin est dans ses pensées. Il pense à tous ceux qui l’ont précédés. Il pense à Mariette, à Pierrick, il pense à Bernard et à Josette. Ceux qui ne sont pas revenus. Ceux qui sont restés, comme il aimait à le dire. Car après tout, ils n’étaient jamais vraiment partis, eux. La boulangerie de Mariette tournait toujours ; on jouait encore aux boules près du café de Pierrick ; la fabrique de vélos Bernard & Co. continuait de rouler sa bosse ; la grand-place du village était à jamais nommée Place Josette. Et puis Jean-Jacquelin pensa à sa mère. Il se dit qu’après tout, il était normal de vouloir éclaircir ce mystère.

Soudain, une ombre, en coup de vent. Le laboureur sursaute. Et pour cause, ce n’est pas tant l’ombre qui lui fait peur, que le bruit de l’ombre. Son expérience de toute une vie l’avertit : les ombres sont habituellement silencieuses. Sauf lorsqu’il y a quelque chose, ou quelqu’un. Alors Jean-Jacquelin se retourne, mais ne voit rien : il porte toujours ses lunettes de soleil, et la lune est masquée. Arrivée à sa hauteur, l’ombre s’arrête, et le regarde. Effrayé, Jean-Jacquelin ôte ses lunettes et soupire : ce n’était que Nyûl, un lapin blanc, la mascotte du village. Le lapin se campa sur ses pattes et se posa à ses côtés. Le futur centenaire trouvait son ombre rassurante. Certes, un lapin n’était pas quelqu’un avec qui l’on pouvait converser, mais au moins, il n’était pas tout seul. Le laboureur et le lapin attendent. D’un coup, les nuages s’ouvrent, et la lune apparaît. Légèrement voilée, mais d’un éclat suffisant pour éclairer le fleuve. Une bourrasque de vent souffle, puis une autre. Les champs d’orge s’agitent, et les épis volent, flottant dans le vent. Jean-Jacquelin brandit son appareil. Nyûl écarquille les yeux autant qu’un lapin puisse le faire. Les épis tombent sur le fleuve, toujours immobiles. Puis, sous les feux lunaires, ils rougeoient, et passent du jaune à l’orange incandescent. Le fleuve illumine désormais toute la vallée ; on se croit en plein jour, car Jean-Jacquelin remet aussitôt ses lunettes de soleil.

Et le phénomène se produit. Des ombres. Par dizaines. Des ombres qui sortent du fleuve, comme réveillées par les épis d’orge. Pas seulement des ombres, des visages. Et le laboureur, qui a laissé tomber son appareil photo, les reconnaît, ces visages. Ces visages, c’est Mariette, la boulangère, Pierrick, le barman, Bernard, le fabriquant de vélo, Josette, la fondatrice du village. Et puis des dizaines d’autres, tous Orgelais. Et puis sa mère. Et puis les visages qui sortent de l’eau, les ombres qui deviennent des corps, Jean-Jacquelin, transporté, qui murmure «Maman» de sa voix grasseyée, «Maman» qui lui sourit, et tous deux s’étreignent. Pour lui, c’est la première fois, du moins, dans ses souvenirs. Alors une voix parle. Il ne saurait dire laquelle exactement. Toutes en même temps, peut-être. Voici ce qu’elles disent : «Nous sommes en vie, Jean-Jacquelin. Tous autant que tu nous vois, nous vivons, même si cela paraît effrayant. Seulement, il y a des heures où les habitants du fleuve ne sont pas visibles». Là, une pause. Puis, la voix – ou les voix ? – reprend : «Vois-tu, nous avons tous ici pour point commun d’avoir assisté au lever du soleil dans la nuit. C’est ainsi que nous appelons le phénomène auquel tu es en train d’assister. Et depuis un millénaire, personne n’a jamais cherché à savoir que nous étions devenus. Pourtant, nous vivons, même si le fleuve ne nous autorise qu’à nous montrer une fois par siècle. Tous, nous sommes venus au bord du soir pour espérer voir le fleuve, mais le fleuve nous a englouti, car nos actes n’avaient pour objectif que la vanité. Chacun voulait être le premier à pouvoir raconter ça. C’était beau, et c’est que nous nous disions. Simplement, le fleuve n’était…disons…pas de cet avis. Pour lui, la moindre des choses, c’était de venir à lui pour chercher quelque chose, ou quelqu’un. Nous ne savions pas ce que nous voulions, alors le fleuve nous a pris. Pour ta mère, c’était particulier. Le fleuve l’avait adoptée, alors, pour marquer sa peine lorsqu’il l’a prise, il a dit au coq de ne plus chanter, et aux autres animaux de ne plus rien dire».

Jean-Jacquelin comprenait. A force de trop s’intéresser à l’étrange phénomène du fleuve, on avait oublié ceux qu’il avait fait disparaître. Et le cercle s’est reproduit à l’infini, et jamais personne ne s’était posé la question, jusqu’à ce soir. «Mais pour toi, Jean-Jacquelin, c’est différent. Sans doute n’en as-tu pas conscience, mais tu es venu voir ta mère. Tu as donc le choix : souhaites-tu vivre sur terre, ou sous les eaux ? ton choix sera définitif». Le laboureur se mit à réfléchir. D’un côté une mère qu’il brûlait de voir ; de l’autre, le centième printemps du siècle. Autre chose, aussi. Une certitude en lui : sa mère vivait. Et quoiqu’il arrive, elle vivrait toujours, car les eaux du fleuves, les ombres, et les champs d’orge sont immortels. Jean-Jacquelin choisit de vivre sur la terre ferme. Les voix acquiescèrent, et redevinrent ombres. Le laboureur sourit à sa mère : elle était comme sur la photo, et portait des lunettes de soleil. Puis ce fut la nuit, le vent, les champs qui s’agitent. Puis le calme, et Nyûl le lapin blanc qui regarde Jean-Jacquelin avec de grands yeux. L’éclat de ses pupilles renvoie d’heureuses larmes. La pellicule de son appareil est tombée à l’eau, mais sa mémoire a tout capté, jusqu’aux paroles des ombres.

Les eaux du fleuves lui sourient. Il se dit qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille. Enfin, le plus tard possible, mais on peut.

Le Pierrot de la Toque blanche – 2/2 (Nouvelle)

D’abord, à feu doux. Pour ma part, Arnaud, réputé viande peu tendre et difficile à avaler, m’a envoyé d’un coup dans la petite marmite en déclenchant volontairement une saute de tomate dans mon cerveau. Ça n’a pas loupé. A peine avais-je proliféré mes premières vitupérations à l’encontre de la société que je me retrouvais dans le petit bouillon de l’immense poule au pot. A ce moment-là, je lève les yeux, et, au-dessus de ma tête, je vois une toque blanche. Assez petite, ça doit être le stagiaire qui vient des concomitants. Puis je reviens à Arnaud et, étrangement, je suis un peu plus calme que d’habitude. Le bouillon bouillonnait plus que moi. Il m’a rincé.

Maintenant, ‘faut qu’j’vous parle des concomitants. On les appelle comme ça mais c’est un nom raccourci, en vérité ce sont les concomijotants. Ceux qui mijotent, mais à côté de la cuisine. On sait pas trop comment ils sont arrivés là, encore moins comment ils ont pu survivre, mais en attendant, ils aident à la cuisine et c’est pas ce qu’ils ont fait de mieux dans leur existence. A part ça, personne ne les connaît et tout le monde s’en fout.

Voilà, ça fait un mois que je cuis dans ce bureau, et tout à l’heure, en repensant à la sauce roquefort, je me suis dit que tout ce beau monde avait bien besoin d’un bon coup de congélateur. Mais définitif, le congélateur. Et le seul moyen d’infiltrer la cuisine, vu qu’on pouvait même pas faire un CDD de plongeur, le seul moyen c’était les clients. Car oui, la cuisine avait ses clients, des clients de tout acabit. Tenez, Arnaud, mon boss, il vient de là. Des clients. C’en était un de haut rang, lui, un habitué, il prenait toujours son steak saignant, avec une sauce au roquefort, et un Bordeaux 2008 pour accompagner l’ensemble. Jamais de frites, toujours des pommes de terre vapeur. Mais un jour, Arnaud était tombé de son plumard, et la cuisine l’avait mal pris.

Il avait été mis au rang d’initié, et devait former les initiés en question pour qu’un jour, peut-être, ils puissent être clients. Mais être client, c’est comme être patron : on fout rien. On passe sa vie au plume. On est des branleurs par obligation. Mais pas le choix, c’est c’ qu’on fait d’mieux. C’est même la seule solution. J’vous fait pas la recette, car à la moindre connerie : vous êtes du peuple : cuisiné, bien tué. Vous êtes concomitant : vie de stagiaire, c’est pépère. Vous êtes initié, c’que j’suis : vie d’ennui, prenez un whisky. Vous êtes client : vie de branleur, toujours à l’heure et obligé de dormir, y’a pire. Ma solution : une rasade de whisky, un pt’it peu de poésie (dans un bureau, c’est mieux à l’apéro), et hop, au lit.

Et une fois là-bas, il faut négocier avec Jean-Jacques. Lui, c’était un cas, Jean-Jacques. Il était devenu cuisinier. C’était le seul du système. C’est vous dire le talent du mec. Irremplaçable, en plus. Car oui, cher lecteur, chez ces gens-là, on ne meure pas, Monsieur, on ne meurt pas, non. On cuisine à vie. Car si d’aventure, plus personne n’est là pour cuisiner, what happens ? Il se passe que les heureux envoyés au cuistot, qui prévoyaient de finir en épinards, revoient à la hausse leur budget, et finissent comme des coquillettes dans une passoire. Sans être jamais servis.

Donc j’entreprends ce plan, qui pourrait bien me mener droit à la bière, mais bon, tout ça vaut bien une petite blonde, non ? (je parle d’une bière blonde, n’y voyez aucun sous-entendu, vraiment, déjà que j’ai un foie de canard, me rajoutez pas en plus le rire gras d’un thon vivant en bande sonore, parce que question merde, autant écouter Jul, au moins c’est de la musique). Le whisky, enfin, la bière, check. La poésie, que voici, j’en ai déjà fait tout à l’heure, et j’ai pas eu l’argent du beurre, alors ça suffit.

Tiens, mangeons du riz, nature, puisque j’ai pas eu le beurre, je vous dis. La poésie, check. Maintenant, au lit. Je lance Hexagone sur mon enceinte (musicale, l’enceinte, aucun sous-entendu, vraiment), je mets le son à fond, et voilà que je me retrouve dans la cuisine pour la troisième fois de mon existence blanc banane – banal, pardon, une petite saute de tomate en cuisine, ça n’a rien d’inhabituel, on s’y fait vite, je vous le promets.

La banane que je suis, d’ailleurs, a visiblement maturée, puisque cette fois, je peux voir et me déplacer dans la cuisine, qui, d’ailleurs, n’a de cuisine que le nom. C’est un bureau, la cuisine. Mais un grand bureau, avec plumard à baldaquins rouge ketchup (dans lequel j’ai atterri, au lit : check), sol couleur pomme et murs couleur orange. Et puis, surtout, il a la clim’. Et un coussin Ikea (j’ai perdu le copyright). Et une table. Avec un iMac dessus. Ça sert à rien pour cuisiner, mais il en a un quand même.

Car oui, c’est qu’c’est un artiste, notre JJ, avec des heures de pause déj à l’infini. Je vous le disait tout à l’heure, c’était quelqu’un. D’ailleurs, la toque blanche, comme je déteste l’appeler – on nous apprend ça à la naissance, au lieu de maman papa, – est devant moi, son chou-fleur sur la tête. Et il me regarde, avec sa tête de carpe. Il a arrêté de cuisiner, et fait une tête comme s’il venait d’être embauché chez Picard. Pour lui, un initié qui le défie, c’est la fin des haricots. Pour moi, c’est que le début, d’accord, d’accord ? (mes sautes de tomate deviennent pimentées, l’effet du chef, sans doute).

Je commence par lui filer un marron, à c’t’imbécile. Et le pire, c’est que, tout de suite, il en fait une crème, qui tombe sur le sol vert pomme, et disparaît instantanément. La cuisine, c’est aussi des expériences. Je comprends mieux la phrase d’Arnaud, maintenant, et « le fruit d’une première expérience » m’apparaît, disons…différemment. Car oui, on naît tous dans la cuisine. Jean-Jacques, c’est, par extrapolation, le mec qui m’a fait naître. Tout seul, dans son bureau orange pomme. Lui, on sait pas trop d’où qu’il vient.

A ce qu’on dit, il est né près d’une poubelle. A part ça, c’est lui qui fait tout dans le système, c’est presque un Dieu. Un Dieu, donc, qu’est né près d’une poubelle et qui porte un chou-fleur sur la tête. Si si, c’est dans la Bible. Le Tout Nouveau Testament, qui contient pourtant des phrases écrites il y a des millénaires. Ces gens-là ont toujours eu le sens de l’argent – je veux dire de l’humour – d’ailleurs leurs troncs sont fermés comme des huîtres. Me demandez pas comment on cuisine ça, un Dieu, ni le goût que ça a, si jamais on y arrive, toujours est-il que, à mon avis, ‘vaut mieux pas y arriver.

J’suis devant Dieu, donc, et mon visage commence sérieusement à se pimenter, sauf que cette fois c’est du piment vert. Je tiens bon, et devinez quoi ? Je lui commande un steak saignant, avec une sauce au roquefort et un Bordeaux 2008. Il comprend très bien qui je suis et où je veux en venir, mais bon, il est sympa, JJ, il veut toujours aider son prochain, alors il commence par faire la sauce roquefort. Il sort le Bordeaux, pour le mettre à température. Et puis, il s’aperçoit qu’il y a plus de viande. C’est normal, j’ai débranché le frigo en arrivant, la viande a fondu. Il voit tout, Jean-Jacques, il sait que c’est moi qui ai foutu le bordel.

C’est comme ça que, d’un coup, je me retrouve dans la marmite géante, en train de nager dans une sauce au roquefort pimentée. C’est moi le steak. Saignant, pas encore, mais bientôt. J’ai un peu chaud. Mais je suis toujours là, toujours vivant, et, du fin fond de ma mixture, tel un tourteau à l’agonie, je me jette sur JJ et je lui arrache son chou-fleur, qui tombe sur le sol et disparaît. Lui aussi, c’est le fruit d’une première expérience, tout le monde l’est. Alors, il rapetisse, notre bon Dieu, au fur et à mesure que la sauce roquefort s’évapore, il rapetisse et m’empêche de me noyer. Je baisse les yeux au sol, parce que je suis toujours coincé dans ma marmite, et je vois que JJ s’y déverse lentement.

Mais pas sous forme humaine. Pas sous forme de Dieu non plus. C’est comme ça, avec un Bordeaux 2008 et des restes de sauce roquefort, que j’en suis venu à manger un divin steak haché, saignant. Puis je me suis rappelé que tout ça, c’était le repas d’Arnaud. Alors, pour y ajouter ma petite touche perso, j’ai demandé un Bourgogne 2010, un vin du peuple. En plus, j’avais la frite. A ce moment-là, il m’est venu une phrase d’un certain Jimmy, un génie. La cuisine, le système, le thermostat, la sauce, tout ça ; écoutez pas. Moi qui suis un Pierrot, j’vous le dis, j’en suis sûr. Ces conneries, c’est des conneries.

Le Pierrot de la Toque blanche – 1/2 (Nouvelle)

Le cuisinier, c’était Jean-Jacques. Pour les intimes, JJ, du haut de son plumard, c’était quelqu’un. Pour les autres, les initiés, les concomitants, ou tout simplement les clients, ce n’était pas le chef – qui l’eût cru ? – mais la toque blanche. D’aucuns s’interrogèrent, par la suite, sur l’étrangeté de l’appellation, qui disait tout du personnage sans que personne n’en su rien. C’est pourquoi moi, Pierrot, je vais vous narrer sans outrecuidance l’inénarrable, ce qui équivaut peu ou prou à vous raconter comment j’ai failli tomber dans la marmite géante, et comment j’ai failli en ressortir, ce qui, vous vous en doutez, ne fut pas une mince affaire.

« Pierrot ? Vous voudrez bien rester encore quelques heures pour nettoyer la sauce ? – c’est d’accord, Monsieur. » D’accord, d’accord. C’est le mot qui rythme mes journées. Vous savez, c’est presque un accord, ce d’accord : un accord de musique, un accordéon, un accord tacite même, voilà, c’est tout ça à la fois avec, en supplément – le dessert du chef, c’est cadeau de la maison ! – ce « d’ » dissonant, désagréable, qui sème la discorde au sein de l’accord. Accord que je tentais de maintenir depuis bientôt un mois, dans la quiétude la plus totale que l’on appelle plus communément « ennui ». Oui, vous l’avez deviné : je bosse dans un bureau. Et pas n’importe lequel.

D’habitude, les gens qui bossent dans des bureaux, pour se donner bonne conscience, vantent tel ou tel aspect dérisoire de leur bureau qui, aux yeux de tous, est destiné à le faire passer pour un endroit de luxe. On trouve pour habituelles revendications les « j’ai la clim’ », « j’ai un iMac », « j’ai un coussin de chaise Ikea® », et plus rares sont les « j’ai une heure de pause déj’ » ou les « mon boss est sympa », les deux dernières ne possédant pas l’exclusivité des revendications bureaucratiques, puisqu’elle peuvent s’élargir à l’ensemble de la sphère que j’appelle les « travailleurs systémiques hiérarchiques », dont les termes suffisent à expliquer la circonstance. Vous n’avez pas compris ? D’accord. Mais puisqu’en temps que lecteur, vous n’êtes qu’un « individu consciencieux des mots », je ne satisferai pas davantage votre incompréhension, au risque de trop épaissir la sauce.

Car oui. Cela m’est arrivé. Depuis, je vérifie systématiquement le thermostat. Oui, c’est-à-dire qu’une fois, sans préavis, à la question « vous voudrez bien rester encore quelques heures… ? », j’ai répondu, d’un ton aussi plat que les lignes de ma marinière « non, Monsieur, j’suis pas d’accord. ». M’enfin, n’en fait pas tout un plat, me dites-vous du ton hautain de celui qui lit. Vous n’êtes pourtant qu’à l’apéro, vous dis-je, du ton monocorde de celui qui bosse dans un bureau.

Mon bureau, donc. Extraordinaire par sa simplicité. Des moules marinières sans oignons. Un bureau sans table, ni clim’, ni fenêtre, sans coussin Ikea®, sans chaise, même, sans iMac, et sans boss…sympa. Rassurez-vous, même s’il est invisible, il y a un boss quand même. C’est juste un branleur, c’est courant par les temps qui courent. Et la dernière fois que j’ai répondu « non, Monsieur, j’suis pas d’accord » à ce branleur, je me suis retrouvé d’un coup dans la cuisine.

Et là, même pas besoin d’un inspecteur de Police pour me cuisiner, pas besoin non plus d’ustensiles quelconques, non non, j’ai juste été cuisiné tout seul, comme ça, sans sauce. A ce qu’il paraît j’ai un goût un peu amère, car la cuisine, Sainte Mère de Dieu (j’y crois autant qu’à Ikea®), m’a renvoyé tout de suite d’où j’venais. Visiblement, le dessert n’était pas encore prêt, le fruit pas assez mûr, il fallait laisser m’a tué – pardon, maturer. J’ai des « sautes de tomate » comme on dit dans l’jargon, des sautes d’humour, et parfois d’humeur si mon humour vire rouge. Voilà, ce que je vous ai raconté là, c’était, comme dirait le boss, « le fruit d’une première expérience », ou, comme je dirais moi, hé ben, moi ? Je dirais que c’était tout simplement le bordel.

Comme je vous l’ai dit, la sauce était trop épaisse. Elle tapissait tout le sol du bureau, se glissait sous les fentes des portes, et dévalait les couloirs pentus avec la dangerosité d’un coulis de fruits rouges. Mais non, c’était de la sauce au roquefort. Mon boss, Arnaud qu’il s’appelle, n’avait pas manifesté un grand étonnement, seulement un léger courroux : c’était connu des gens qui bossent dans des bureaux, quand quelqu’un faisait une bêtise, il se retrouvait dans la cuisine. Moi, j’avais eu de la chance. D’autres avaient fini totalement cuisinés, distribués aux clients et aux concomitants. Je pataugeais donc dans la sauce en me disant que, de toute façon, elle allait s’évaporer dans un bon quart d’heure. Il n’y avait rien à faire en attendant, sinon que de s’affairer aux farineuses et faramineuses affaires qui nous affolaient.

Après avoir répondu « d’accord », donc, je me préoccupe desdites affaires. Nous faisons partie, nous autres bureaucrates, des initiés. Initiés à la cuisine. Oui, c’est de la cuisine de bureau, mais de la cuisine quand même. Quiconque parmi les autres humains s’y retrouvait, il finissait, au mieux haché en steak, au pire, il ne finissait pas, on le gardait et on le mangeait plus tard, avec les autres restes. Les initiés, dont j’fais partie, peuvent passer par la cuisine et en ressortir.

Il paraît que c’est rare, les initiés. Car on ne choisit pas d’être initié. Non, dès la naissance, on nous met à part, on nous ausculte, on nous observe, voyez, un peu comme on met à la cave un Bordeaux de 2008, car il est meilleurs qu’un Bourgogne de 2010. Le Bourgogne, c’est le bon peuple. Le Bordeaux, c’est nous, les gens qui bossent dans les bureaux. Puis, une fois adolescents, on nous raconte un tas de salades, comme quoi nous sommes « des morceaux choisis », que nous constituons « le grand cru de notre génération »,… Tu parles, que des conneries. On nous roule dans la farine. Toute notre enfance, on a la frite, et puis, un jour, on devient adulte, et là, catastrophe, ça tourne au vinaigre. D’enfantins baladins nous devenons des bureaucrates un peu patraques, et on commence à nous faire rissoler.

La suite le 4 Juillet à 17 heures !

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Article fictif

Ceci est un article fictif, composée bien entendu de mots fictifs, qui serviront à faire des vues fictives sur ce blog, au même titre que des emplois fictifs ou des contraventions fictives. Car finalement qu’est-ce que la fiction ? Il semblerait que ce dû être un simple divertissement, avec pour seul outil l’imagination. Car chaque un qui voudrait l’appliquer dans la vie réelle ne saurait mener à bien son entreprise sans avoir quelques légers tracas. Surtout lorsqu’il s’agit de créer de la fiction privée (j’entends par là qui contribue à améliorer l’existence de soi) avec des éléments réels. Surtout lorsque lesdits éléments sont en fait de l’argent. De l’argent public. Et mélanger vie publique et vie privée…comme disaient Chevallier et Laspalès :

« Y’en a qu’on essayé, y’ont eu des problèmes ! »