Les Vieux Normands – Chapitre 10 : Douarnenez !

A des centaines de kilomètres de là, alors que les étoiles brillaient au plus fort de la nuit, la ville de Douarnenez fut traversée par une présence. Une présence quelque peu inattendue, et qui allait faire la Une de la presse nationale le lendemain. Douarnenez, en effet, abritait une prison secrète haute sécurité, qui couvait les plus dangereux criminels de la région. Et ce soir là, aux alentours de minuit, la cellule de Jeanne-Claude, un peu à l’écart des autres, reçut une visite inattendue.

Il faut dire que ce n’était pas une visite traditionnelle. Habituellement, quiconque souhaitait rencontrer un détenu de la prison de Douarnenez devait en faire la demande expresse par écrit auprès du Directeur, après quoi un délai de quinze jours pouvait s’écouler avant la réponse de Monsieur le Directeur, lequel refusait la plupart du temps en arguant que les détenus «avaient besoin de solitude pour méditer sur leur condition». Si d’aventure une visite était autorisée, il fallait se présenter dans les locaux deux jours avant : on vous faisait subir tout un tas de contrôles, et vous deviez justifier, lors d’un procès-verbal sous haute tension, la raison de votre venue. Les agents de sécurité, dans ce cas, se permettaient de vous interroger sur les moindres détails qui vous liaient avec le détenu en question. Vous deviez ensuite passer une nuit dans les «chambres de visiteurs», afin de «s’acclimater à l’environnement carcéral» selon Monsieur le Directeur.

Jeanne-Claude et le Directeur ne s’entendaient guère, et l’ex-trafiquante, avec toute la répartie qu’on lui connaît, ne se privait guère de l’apostropher, chaque soir, à coup de phrases provocantes et suspicieuses dont la teneur exacte s’est perdue à l’ombre de la potence qui trônait au-dehors. Ainsi, un soir, alors qu’il effectuait sa traditionnelle visite des cellules avant d’aller se coucher, il entendit un tintement métallique, comme un objet qui tombait au sol. Il pressa le pas et se dirigea vers l’origine du bruit : il provenait de la cellule de Jeanne-Claude. Un agent lui ouvrit la porte de la cellule. Il regarda. Un chalumeau gisait au sol. La cellule était vide, le mur du fond orné d’un trou béant qui permettait aux étoiles d’y pénétrer. Il faut dire que Jean-Claude Trifouille, de son nom de brigand, était un habitué des manœuvres nocturnes en terrain ennemi. De la même génération que Jeanne-Claude, quoique seulement âgé de quatre-vingt-quatorze ans, il avait été dans la Résistance durant la Guerre. Là, il s’était forgé une réputation de spécialiste de la bidouille, tant dans l’évasion que dans le sabotage des lignes de train, ce qui lui avait valu son sobriquet. Il était fort connu du milieu des trafiquants, et restait emprunt d’une certaine vivacité malgré son âge avancé. Lors d’une opération de sabotage, une balle d’un gros calibre l’avait atteint en haut de la cheville droite, et personne n’avait pu l’extraire, ce qui lui donnait cette démarche caractéristique où l’on avait l’impression qu’il penchait d’un côté.

Jean-Claude Trifouille était un ami de longue date de Jeanne-Claude : il s’étaient rencontrés alors que cette dernière était en visite à Douarnenez en 1963, elle trafiquante en devenir, lui ancien résistant encore miné par la guerre qui avait emporté ses parents, son frère, et ses deux sœurs, tombés sous les bombes. Très vite, Jeanne-Claude lui avait appris les codes d’honneur des brigands, et lui l’art de la discrétion. Les «Bonnie and Clyde bretons», surnoms acquis auprès de la presse locale, avaient fomentés de nombreux coups et connu de nombreuses réussites jusqu’à la fin des années 90, après quoi, à la suite d’une de problèmes financiers, Jean-Claude avait disparu et on ne l’avait plus revu depuis. Il était revenu par amitié pour Jeanne-Claude, s’était assuré par une source proche du dossier de l’emplacement de la cellule et des horaires de patrouilles puis, à l’aide d’un ingénieux système de camouflage, Jean-Claude avait franchi le mur en se faisant passer pour un buisson. Le système de caméras de la prison étant vétuste, le manteau obscur l’avait suffisamment enveloppé pour ne pas être aperçu. Ensuite, à l’aide de son chalumeau silencieux, il avait entrepris de percer le mur de la cellule jusqu’à y trouver Jeanne-Claude, très en forme malgré les mois passés en détentions. Ébahie par la vue de son ami en de telles circonstances, Jeanne-Claude ne parla qu’après avoir regagné le bateau de Jean-Claude, une petite chaloupe amarrée à l’ombre des rochers. Elle se déplaçait toujours dans son mythique fauteuil automatique, de telle sorte que l’évasion fut la plus rapide de l’histoire de la prison de Douarnenez. L’événement, comme prévu, ne manqua pas de faire la Une des quotidiens nationaux le lendemain, au grand dam de Monsieur de Directeur, remercié sur-le-champ.

Maquis d’Aullène. La vieille ferme qui avait servi de planque à Jacques éclairait le maquis de ses flammes. On aurait dit une astéroïde qui, juste avant de s’écraser au sol, serait restée brusquement en suspend, une traînée flamboyant dans le ciel forestier. En aval de la montagne, on distinguait clairement les orangers ébouriffés par le souffle des flammes. Mais à l’intérieur de la demeure en flamme, Pierre avait le souffle court : alors qu’ils pensaient, Raymond et lui, être tirés d’affaire, Raymond avait été assommé par une poutre qui flambait. Pierre était donc contraint de le traîner hors des décombres, qui continuaient de s’accumuler sur son passage, rendant sa progression plus difficile à chaque pas. Il allait atteindre ce qui restait de la porte d’entrée quand un pan entier du toit s’effondra. Pierre courut en tirant Raymond de toutes ses forces. Il fut projeté en avant quand le morceau du toit tomba. Il dut lâcher Raymond. Raymond reçu de plein fouet le morceau de charpente. Il ne broncha pas. Pierre, encore sonné, se releva, vit Raymond dans l’état où il était, courut, le tira hors des flammes, et prit son pouls. Il attendit. Une respiration. Puis deux. Puis plus rien. Il leva les yeux. Autour de lui, rien n’avait changé. Mais devant lui, Raymond était mort.

13 Juillet, à l’aube. Les quatre compagnons d’infortune avaient passé la nuit non loin des décombres de la ferme de Jacques, dormant à-demi, trop abasourdis pour prononcer une quelconque parole. La mort de Raymond avait particulièrement ébranlé Albert, comme on se le peut imaginer. Son grand-père avait été le pilier de son enquête : depuis son aide précieuse au Vieux Normand, jusqu’à son intelligence stratégique dans le guet-apens de Jacques. Et puis, surtout, Albert se remémorait tout ce que le doyen de la bande lui avait confié à propos de sa famille, répondant à des interrogations qu’il se posait depuis son enfance. Il paraît qu’un jour, sa grand-mère, du haut de son grand âge, avait déclaré que si elle venait un jour à «passer de l’autre côté», elle souhaitait reposer en Corse, «avec mon fauteuil», précisait-elle, l’oeil fier. Mais aujourd’hui, Jeanne-Claude était certes derrière les barreaux mais vivait toujours, et c’est Raymond  qui reposerait désormais en ces lieux. Les secours l’avaient emmené pour régler les formalités. Jeannot, vieil ami de Raymond, avait sympathiquement accepté de s’occuper des tâches administratives.

Mais si Albert était marqué du fait des liens familiaux qui l’unissaient à Raymond, Luna aussi le pleurait. Il faut dire qu’il avait été pour elle un deuxième père, une sorte d’ange gardien, lui qui la recueillit alors qu’elle était encore enfant, orpheline de sa mère, mais aussi de son père, qui n’avait pas manifesté pour elle la moindre affection. Avec la mort de Raymond, c’était la famille de Luna qui s’en allait. Michel semblait le moins affecté, ou tout du moins ne le montrait-il pas. Quant à Pierre, il avait développé avec Raymond une relation de franche camaraderie, eux qui étaient plus habitués à courir les bistrots qu’à poursuivre des bandits. C’est pourquoi on ne fut qu’à moitié surpris lorsqu’il annonça que, en vertu de sa forme physique — qui allait couci-couça — et de son état psychologique — il était effondré — il ne prendrait pas part au voyage à Douarnenez. Albert comprenait. Pierre, rencontré à tout hasard au détour d’une rue d’Aullène, avait été précieux par sa connaissance du terrain, et sa bonne humeur lorsque le groupe traversait de mauvaises passes. C’est donc sans Pierre que Albert, Luna, et Michel, accompagnés de Snipiou, s’envolèrent pour Quimper, d’où ils rejoindraient Douarnenez par la route.

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