Minuit. Pierre rentré à son domicile, Albert et Raymond, seuls en l’absence de Luna, s’installèrent devant la porte du grenier et parlèrent du 14 Avril 1997. Raymond, que les récents événements avaient fragilisé, pris la parole d’une voix tremblante pour achever son récit.
« Dans le sous-sol de la maison, le père de l’enfant enveloppe sa fille, et…s’avance vers moi ! Je croyais, à cet instant, être parfaitement invisible, caché à la fois par la pénombre qui m’entourait, et par les piles d’ouvrages situés entre l’installation et moi-même. D’où mon immense surprise lorsque l’inconnu vint directement à moi, son enfant dans les bras. Je pus distinguer son visage : une barbe grisonnante, d’épais cheveux noirs de jais, des yeux d’un bleu scintillant. Il devait posséder, en outre, un excellent sens de l’observation pour m’avoir débusqué ainsi, mais ne semblait pas s’offusquer davantage de ma filature. Puis, spontanément, il prit la parole : « Monsieur, je ne discuterais pas avec vous des raisons qui vous ont poussé à me suivre dans de telles circonstances. J’ai cependant à vous demander un service. » Intellectuel, louche, et empressé. C’est ainsi que je percevais cet homme. Brièvement, il me conta ensuite son histoire. La mort de la mère de l’enfant à l’accouchement, en 1996, alors qu’ils passaient leurs vacances en Corse, l’avait contraint à rentrer prématurément, et en manque d’argent. Le voyage en Corse constituait en effet le clou de leurs économies, et il dût trouver rapidement une source de revenu. Il me montra ensuite l’installation qui se trouvait derrière nous. Elle était effective depuis Octobre 96, et servait à fabriquer une curieuse poudre blanche. De l’héroïne. Il s’était depuis mêlé au trafic local, et en était même devenu le principal fournisseur. Il travaillait en étroite collaboration avec son fils, qui participait déjà au trafic depuis l’été 96 comme guetteur. Puis la situation s’était dégradée, il avait dû se résoudre à abandonner sa liberté, pour la remplacer par promiscuité et clandestinité. La Police était sur ses traces. La presse était venue enquêter plusieurs fois. Jusqu’en Avril 1997, il s’était caché, rendu invisible aux yeux de tous, il avait détruit ses papiers, bref, aux yeux de l’administration, il n’existait plus. Il avait abandonné le trafic et, ayant cruellement besoin d’argent, il voulait reprendre, mais dans un autre lieu, moins surveillé. Mais il y avait sa fille. Il ne voulait plus qu’elle vive ainsi. Il me demanda de la prendre en charge. J’acceptais. Nous l’élevâmes de notre mieux avec Jeanne-Claude, jusqu’à ce que ta grand-mère prît part elle aussi à la contrebande. L’inconnu, en partant, me souffla qu’il s’appelait Jacques, et sa fille, Luna. »
Quelque part dans les hauteurs d’Aullène. Jacques fit asseoir Luna face à lui, dans un petit grenier éclairé seulement par une chandelle. Dans son dos, un homme armé montait la garde. Il avait été informé de l’incident du cimetière : la résistance des enquêteurs l’avait surpris, mais ne l’inquiétait nullement. Avec l’enlèvement de Luna, il avait désormais un avantage sur eux, se trouvant ainsi en position de force avant les pourparlers. Sa fille le dévisageait d’un air dur : sans doute ne savait-elle pas qui il était, ni les raisons de ses agissements. Jacques n’avait jamais été adroit pour faire de grandes annonces : c’était un homme réservé, un homme de l’ombre. Alors il se dit que le plus simple serait le mieux. Il regarda fixement Luna, et lança d’une voix caverneuse : « Je suis ton père. » Luna, qui pensa d’abord avoir mal compris tant cette hypothèse lui semblait invraisemblable, ne réagit pas tout de suite. Puis ses étranges visions qui l’avaient assaillie lors de son arrivée en Corse, reprirent. La science a prouvé que, pour tout un chacun, il était impossible de posséder d’exact souvenirs de sa naissance.
Mais pour Luna, ces étrangetés se bornaient à l’impression, bien réelle on le sait, d’avoir déjà visité ces lieux. Car oui, Luna était aujourd’hui âgée de 20 ans, puisqu’elle était née en Corse en Juillet 1996. Dans son esprit, une image pointa cependant. Le visage de son père au moment de quitter la maison de vacances, orpheline de sa mère. Ses traits impassibles contrastaient avec son regard, regard joyeux et désespéré en même temps. Luna pleura, d’abord. Des larmes de tristesses, qui devinrent des larmes de colère : elle demanda des explications à Jacques, comment était-ce possible que ce fût lui son père ? Pourquoi l’avait-il abandonnée à l’âge d’un an ? Pourquoi ne l’avait-il par recontactée depuis ? Est-ce une bonne solution d’enlever sa fille ? Luna, devenue un instant un moulin à paroles, fit s’abattre un torrent de reproches sur son père biologique. Car, finalement, était-il réellement son père ? Car c’était Raymond qui l’avait élevée, avec Jeanne-Claude, Raymond qui lui avait fait connaître le village, Raymond qui lui avait appris à marcher, Raymond ! qu’elle considérait comme son père.
Jacques prit la parole d’une voix qu’il voulait calme et posée. Il lui raconta, plus en détail encore, ce qu’il avait raconté à Raymond le Dimanche 14 Avril 1997. Il y ajouta les émotions qu’il avait ressenties en tant que père, son père à elle, Luna. Luna, qui énonça son verdict froidement : « Je ne ferais jamais confiance à un père qui m’a abandonnée, puis enlevée ». La sentence sonna comme un couperet aux oreilles de Jacques. Il avait commis l’irréparable deux fois, comment pouvait-il espérer que sa fille, qui était pratiquement une inconnue pour lui, lui accordât une once de confiance. Miné par le remords, il tenta de se reprendre, multipliant les excuses à l’intention de Luna, sur un ton pathétique. La jeune femme frémit puis, d’un coup se jeta sur lui. Jacques ne bougea pas. Elle allait lui faire perdre connaissance d’un coup de poing magistral, lorsqu’elle entendit un cliquetis dans son dos. Elle se figea. Celui qui montait la garde avait ôté le grand de sûreté de son fusil, et elle en sentait désormais le canon appuyé contre sa tempe. Son père sut qu’il ne pourrait plus rien en tirer : il se retira, la laissant seule avec le garde armé.
11 Juillet. Une heure du matin. Raymond était exténué. Albert, lui, puisait dans ses réserves d’énergie pour réfléchir. Les informations cruciales données par son grand-père concernant le 14 Avril 97 permettait de mieux comprendre les agissements de l’homme en noir, mais lui faisait voir les failles que comportaient leur plan : d’une part, Raymond, qui n’était pas autant informé qu’Albert, n’avait pas pu faire le rapprochement entre le nom du bandit recherché, Jacques, et le Jacques qu’il avait rencontré il y a vingt ans. D’autre part, Albert se rendit compte qu’ils naviguaient à vue : sans Luna et sans personne qui ne pût s’infiltrer au sein du trafic local, l’homme en noir les menait à la baguette et le journaliste commença à envisager l’éventualité que peut-être, ils ne sortiraient pas vivants de cette île. Cette pensée le fit frissonner.
Puis il repensa aux boules de pétanque creuses, et se dit que c’était sans doute là le seul moyen de renverser Jacques. Mais oui, cela lui semblait simple désormais : il savait que Jacques avait besoin à tout prix de faire fructifier son trafic, à tel point que l’enlèvement de sa fille en devenait secondaire, un moyen de parvenir à ses fins d’abord, et ensuite une opportunité de revoir sa fille, voilà ce que pensait Jacques, et Albert n’en était que plus dépité. Jacques, dépendant de ses obscures activités, avait basculé définitivement du côté de la délinquance professionnelle. Ils se rendraient demain au terrain de pétanque, leur dernière chance de démanteler la contrebande avant les pourparlers le 12 Juillet. Fort du plan qu’il avait en tête, mais très inquiet pour Luna, Albert s’endormit et passa une nuit agitée.
Douze heures. Albert, dont la blessure se refermait petit à petit, et Raymond, dont les rhumatismes trahissaient l’anxiété, se rendirent au terrain de pétanque. Pierre, qui avait une affaire en ville, s’était absenté et reviendrait le lendemain matin. Au premier coup d’œil, Albert remarqua quelque chose d’inhabituel. Une présence inhabituelle. Il dénombra quatre joueurs, signe que tous les habitués étaient bien là. Raymond désigna alors une petite table à l’écart du terrain : un homme s’y trouvait accoudé, un verre de rouge presque vide jouxtant son bras, qui semblait tenir un objet assez pesant. Albert tiqua en notant la couleur du vin.
Du rouge. Et les gens d’ici buvaient du rosé. Conclusion : cet homme n’était pas d’ici. Et les étrangers dans ce village, en plus de se compter sur les doigts d’une main, suivaient forcément un objectif en venant à Aullène.
Ils s’approchèrent. Albert posa une main sur son épaule et lui intima : « ne bougez pas. Les mains derrière le dos. » Croyant avoir affaire à la gendarmerie nationale, l’homme s’exécuta de mauvaise grâce. On entendit un léger choc : un objet non identifié était tombé au sol. Tandis que Raymond le ramassait, découvrant une boule de pétanque, Albert découvrit le visage de l’homme. Tous deux furent ébahis pendant un court instant. L’homme qui buvait du vin rouge, c’était Michel. Michel le mécano. Michel, tout juste évadé de prison. Michel, le bras droit de Jeanne-Claude. Habitué aux situations délicates, Michel réagit avec une vivacité qui surprit Albert : il décocha une balayette, fauchant Albert comme un lapin en plein vol, puis en vint au point lorsque Raymond, de sa haute stature, s’approcha de lui pour le maîtriser. Il prit petit à petit le dessus sur le grand-père, qui, bien que doté d’une grande puissance physique, semblait avoir échangé ses réflexes contre son goût pour le bon vin. Les pétanquistes, qui avaient vu que la discussion tournait en affrontement, décidèrent d’intervenir pour apaiser les tensions. Michel et Raymond furent séparés. Albert se releva. On les regarda d’un œil mauvais, puis les habitués s’en retournèrent à leurs boules de métal.
Ils s’en retournèrent au lieu de résidence des enquêteurs. Michel, interrogé méticuleusement par Albert, confirma les hypothèses de celui-ci en découvrant sa boule de pétanque, ouverte par le dessus, qui contenait la drogue tant recherchée. Michel, jusque-là perdu dans ses pensées, déclara tout à coup : « Je désire vous aider dans votre enquête ». Grand-père et petit-fils se figèrent.
« - Pourrait-on connaître les causes de ce ralliement ? l’apostropha Raymond, méfiant. Qui nous dit que vous n’allez pas être agent double ?
- J’ai été découvert. Quand Jacques l’apprendra, il sera furieux, et se séparera de moi de toute façon. Ça fait des années qu’il se sert de moi, ajouta-t-il d’un ton vengeur, ‘comprenez qu’j’ai une revanche à prendre.
- Cela me paraît cohérent, trancha Albert. Nous avons d’ailleurs besoin de plusieurs renseignements, je pourrais vous interviewer…
- Je pose cependant une condition, le coupa Michel. Une condition non négociable en échange de mon ralliement : vous ne me dénoncez pas à la Police et vous me garantissez l’anonymat dans la presse. Je ne veux plus de cette vie. Je veux changer. Je vais sans doute m’exiler loin d’ici quand tout cela sera terminé. »
Albert hésita un instant, puis alla vers Raymond. Ils échangèrent à voix basse, pour ne pas être entendus par Michel. Raymond fulminait : Michel était complice des manigances de Jacques, et par conséquent complice de l’enlèvement de sa petite-fille adoptive, Luna. Il était hors de question que l’un d’eux s’en tirât sans la moindre peine. Albert, déjà circonspect quant à l’attitude à adopter, se montra encore plus hésitant face au positionnement sans réserve de son grand-père. Mais il pensa aux avantages décisifs que pourrait leur donner Michel, comme l’endroit exact où demeurait Jacques, ou encore les intentions de celui-ci. Il se dit que de toute façon, les renseignements avaient déjà émis un mandat d’arrêt contre lui et que, dénonciation ou non, ils finiraient bien par le retrouver.
« C’est d’accord, affirma-t-il à l’encontre du mécano. Je vais maintenant, si vous le voulez bien, vous poser quelques questions. » Michel narra, au fil des questions du journaliste, son aventure avec Jacques : comment il l’avait aidé dans le trafic, puis officié comme espion mécanicien, sous les ordres de Jeanne-Claude : il fournissait les véhicules destinés au transport de la drogue, faisant parfois des allers-retours nocturnes entre la banque de Fécamp et le village de Bréauté. Les regrets se peignirent sur son visage lorsqu’il évoqua les messages tapés à la machine : ils l’étaient de sa main. Raymond et Albert le dévisagèrent un instant : le journaliste en voulut au mécano pour ses menaces et sa récente nuit blanche, mais sa conscience lui rappela que Michel, bien que complice, n’était finalement qu’un homme de plus à la solde de Jacques. Tout en enregistrant les propos de Michel, il le questionna sur les présentes volontés de l’homme en noir. Il répondit que, avec l’enlèvement de Luna, il avait voulu prendre un avantage pour les négociations, avantage qui serait exacerbé par une lettre de menaces qu’ils recevraient demain matin, tapée à la machine, déposée innocemment par un facteur qui, auparavant, aurait reçu quelques coupures pour s’acquitter de la tâche. D’après lui, le trafiquant vivait dans une maison abandonnée, recluse au fin fond de l’Alta Rocca, à l’abri des intempéries. Il avait créé un chemin secret, pour y accéder en cas de problème ; il suffisait de suivre les oranges tombées au sol, qui faisaient office de balises.
L’interrogatoire avait duré plusieurs heures. Lorsque Michel eut terminé, un grand silence suivit ses révélations. On entendit une rafale de vent au-dehors. La lampe de chevet, qui les couvait jusque-là de son duvet lumineux, vacilla. Puis Michel se leva, et gagna le hall d’entrée, désormais plongé dans l’obscurité. Il hocha la tête en direction d’Albert et Raymond puis, sans un mot, ouvrit la porte, sortit dans le grand vent, referma la porte. On entendit un tintement métallique.