« Je déambulais, un soir, dans les ruelles de Bréauté, éclairées seulement par quelques menus lampadaires. Lampadaires presque effarouchés par l’éclatante splendeur de la Lune, qui se levait doucement, au rythme du bruissement des feuillages. Parvenu près de la demeure qui contient l’accès au souterrain, je jetais un simple coup d’œil, m’apprêtant à poursuivre mon chemin jusques au bar. Cependant, frappé par un cri soudain provenant des profondeurs de la cave, je m’approchais et tendis l’oreille, attentif. Je crus distinguer des tintements de verre, ainsi que le mijotage d’une mystérieuse mixture en ébullition. Surtout, la vapeur épaisse et brumeuse, que je vis s’échapper par la lucarne entrouverte, me poussa à intervenir. Souhaitant éviter de me faire repérer, j’ouvris la porte discrètement et me faufilait par l’ouverture. Là, je… »
La ligne fut brusquement coupée. Albert tenta de rappeler à nouveau Raymond. Pas de réponse. Il pesta tout haut, sous le regard contrit de Camille, qui s’employa à le calmer. Il n’en saurait donc pas plus sur le 14 Avril 1997, du moins pour le moment, et cette perspective l’ennuyait. Il était dans l’impossibilité de contacter sa grand-mère, qui purgeait sa peine dans une prison hautement sécurisée interdisant les visites. Ainsi devait-il se borner à sa paperasse journalistique – quelques entrefilets dans Libé concernant l’affaire – en arborant une mine un peu plus sombre chaque jour.
- Je n’en peux plus de tourner en rond, déplora Albert à Camille, un soir. Il me faut du nouveau, une enquête de terrain, de l’action !
- Sois patient, lui conseilla-t-elle. Tu es sur les nerfs, tu devrais faire une pause avant de continuer ton enquête. Et regarde les enfants : ils ne t’ont pas vu depuis une semaine.
Quid et Juliette, jumeaux nés il y a cinq ans, gambadaient joyeusement autour d’un aquarium de taille humaine. Celui-ci trônait majestueusement au fond du salon, près de la grande table à dîner. Parmi des fougères aquatiques et autres végétaux marins, il était aisé de distinguer Jastribiou. La tortue, cadeau des parents d’Albert pour ses 18 ans, écartait avec véhémence lesdits végétaux qui entravaient sa progression.
Elle s’immobilisa soudain et allongea le cou lorsqu’ Albert, ayant réuni les deux garnements, se mit à leur conter les événements qu’il avait vécus ces derniers jours.
« Il était une fois, dans un petit village de Normandie… » Et le récit dura jusqu’à l’heure du coucher. Albert se rendit dans sa chambre, et trouva Camille assise sur le lit. Il s’endormirent dans un même soupir, et la nuit les happa bien vite dans le tourbillon des rêves.
Trois mois plus tard, 8 Juillet 2017. Cinq heures et demie du matin. Grands coups frappés à la porte. Tambourinés, même. De quoi réveiller toute une maisonnée paisiblement endormie. Pourtant, seul Albert eut droit à l’illustre et ô combien redouté plaisir nocturne d’être réveillé en pleine nuit. S’extirpant douloureusement du lit, il s’empara d’une lampe torche miraculeusement posée sur sa table de chevet, puis se rendit près de la porte d’entrée. Un obscur silence régnait, troublé seulement par les quelques voitures qui parcouraient le grand vent nocturne, armées de leurs phares incandescents.
Le journaliste jeta un œil par l’ouverture encastrée dans la porte : personne. Grands coups évanouis. Évanouis dans la nuit. Albert, trop bien éveillé désormais, ouvrit silencieusement la porte. Il distingua, posée sagement sur son paillasson, une petite enveloppe noire. On eût dit qu’elle attendait là depuis des lustres. Qu’elle l’ attendait, lui. Cependant, la petite lettre de cette lettre ne dissipait en rien l’inquiétude grandissante d’Albert, qui ne connaissait que trop bien ce type d’enveloppe : elles provenaient d’une machine à écrire, contenaient quelque menace ou intimidation, et étaient tapées par ce même homme en noir, introuvable, appartenant à la bande de trafiquants qu’il avait poursuivi au printemps. Tout cela, Albert le su avant même d’ouvrir l’enveloppe. Pressé par sa curiosité d’antan, il lut tant bien que mal, à la lumière de sa lampe de poche, le contenu de la missive. Celle-ci disait :
Albert. Nous vous avons trouvé. Mais nous sommes introuvables. Et nous le demeurerons. Sauf si vous décidez d’engager des pourparlers avec nous. Il vous faudra pour cela aller au-delà d’une mer, et vous rendre sur une île de toute beauté. Vous avez jusqu’au 12 Juillet pour préparer les négociations. D’ailleurs, ceci n’est pas une suggestion. Si vous n’y êtes pas sous 72 heures, nous serons dans l’obligation de venir vous chercher. Mais nous n’emporterons que vos cendres. Et celles de votre famille.
Albert, choqué, stupéfié, et profondément horrifié par ce message, fut dans l’incapacité de se rendormir, malgré le sommeil qui le taraudait. Il demeura ainsi jusqu’à l’aube, les yeux écarquillés, la lettre à la main, à se remémorer le premier coup de téléphone qui l’avait embarqué dans cette affaire…
Neuf heures. Camille s’éveilla et trouva son mari endormi sur le divan. Elle vit qu’il tenait à la main une petite enveloppe noire. Interloquée, elle la saisit délicatement et la lu ; son visage fut d’abord marqué par une inquiétude angoissée, angoisse croissante qui se mua en une terreur soudaine, terreur de perdre son mari, terreur de perdre ses enfants, terreur d’être perdue, elle aussi. N’y tenant plus, elle réveilla Albert qui la dévisagea : teint pâle, air sombre, yeux bouffis par le peu de sommeil que la Lune avait bien voulu lui accorder. Ils s’embrassèrent, pleurant tous deux des larmes glacées par la peur qu’ils éprouvaient.
Puis Albert plongea son regard dans celui de Camille, avec un air entendu : il allait devoir partir. Où, il ne savait pas exactement, il y réfléchirait plus tard. Avant cela, il devait se renseigner. Il s’empara de son ordinateur et fit quelques recherches sur l’affaire en cours : la Police recherchait toujours la personne à l’origine du trafic, le fameux « homme en noir », un dénommé Jacques. Jacques seulement. Rien d’autre. On ne savait ni à quoi il ressemblait, ni où il demeurait, on ne connaissait pas non plus ses fréquentations, bref, on ne savait rien de lui.
Albert, abattu, ferma son ordinateur et téléphona en urgence à Raymond. Il lui communiqua la teneur des événements nocturnes. Le grand-père, plein de sang-froid, ne broncha pas, et informa qu’il se rendait au plus vite chez Albert. Luna viendrait avec lui. Il ajouta, à mi-voix, que, lorsqu’il serait temps, ils parleraient du 14 Avril 1997. Le journaliste commença ses préparatifs, puis alla rendre visite à Snipiou, son perroquet et éternel compagnon d’aventure. Ce dernier, à l’approche de son maître, roucoula de l’intérieur de sa cage, qu’Albert s’empressa d’ouvrir. Snipiou se percha sur son épaule, et ils attendirent ensemble l’arrivée de Raymond et Luna.
Le grand-père et la jeune fille gagnèrent l’appartement d’Albert et Camille avec une heure de retard. Raymond ne ménageait pas sa verve contre les multiples embouteillages parisiens, et s’en prenait encore à Anne Hidalgo lorsqu’ils furent sur le pas de la porte. Luna, qui l’observait d’un œil rieur, se trouva très heureuse de revoir Albert. Les présentations achevées, et après de longues étreintes avec sa femme et ses enfants, Albert quitta son domicile, accompagné de Luna, Raymond, et Snipiou. Là, Luna leur fit part de son analyse de la lettre :
- Je pense que l’appellation « île de toute beauté » peut se résumer simplement à « l’Île de Beauté », ce qui signifierait que nous partirions en Corse !
- Mais elle a raison ! s’exclamèrent en cœur grand-père et petit-fils.
- Le voyage sera donc bien long, nous devons nous dépêcher, car le 12 Juillet arrivera vite, renchérit Albert, arborant la mine sombre dont il était devenu coutumier.