Les Vieux Normands – Chapitre 3 : Luna, la fille du bistrot

« Je me demande ce que cet endroit peut bien cacher… » Cette pensée d’Albert faisait écho avec son état d’esprit en arrivant devant le bar. Au moment d’y entrer, il remarqua une petite porte en bois, fermée à clé. Son regard s’attarda cependant sur le reste du bistrot : ce dernier, sobrement meublé de quelques tables et chaises en bois, possédait un comptoir atypique, en pierre, avec des éclats de faïences colorées, qui constituaient une sorte de mosaïque, curieux mélange entre un vitrail d’Église et une roche semblable à celle que l’on trouve dans les cavernes. Derrière ce comptoir se trouvait un unique serveur, un Monsieur dont l’âge semblait bien avancé, avec ses quelques cheveux et sa barbe grisonnants, avait un air de ressemblance avec Albert. Son léger embonpoint suggérait que s’il était serveur dans ce bar, il y avait sans doute été un fidèle habitué dans sa jeunesse.

Tout en sirotant sa bière, qu’il trouvait délicieuse, le journaliste parvint à se connecter à Internet et sortit discrètement la lettre qu’il avait reçu, afin d’en prendre une photo avec son smartphone. A l’aide d’une application spéciale, conçue par les développeurs de Libé, il découvrit avec stupeur que la lettre provenait…d’une machine à écrire ! Évidement. Il n’y avait pas pensé plus tôt. Aucune puce électronique n’était contenue dans ce genre de machine, et elle en devenait impossible à localiser. L’expéditeur demeurait donc toujours intraçable. Dépité, Albert commanda une autre bière et vit une silhouette s’approcher de lui.

Elle était mince, de taille moyenne, et semblait connaître le bar par cœur : son corps svelte se mouvait sans faire attention aux tables, directement vers son objectif. En arrivant près de lui, elle adressa un sourire en coin au barman, qui le lui rendit, ce qui renforça l’impression d’Albert : elle était connue et connaissait tout le monde ici. Elle l’aborda de la sorte, d’une voix timide mais assurée : « Bonjour Monsieur, je me nomme Luna, et vous devez être Albert. J’ai beaucoup entendu parler de vous dans les journaux, et je sais ce que vous cherchez. Je suis orpheline depuis plusieurs années, et je connais la région dans ses moindres recoins : c’est pour cela que je vous propose mon aide. » Albert, surpris par tant de bonne volonté, chose plutôt rare dans le village, accepta non sans réserve, en jetant un regard au barman, qui, à sa grande surprise, approuva d’un signe de tête.

- Venez, repris-t-elle. Je vais vous montrer quelque chose.

- Volontiers, s’efforça de répondre Albert, encore troublé de s’être fait doubler dans son enquête par Luna. Alors qu’elle l’entraînait hors du bar, il détailla la jeune fille avec soin. Elle devait avoir quinze ans, tout au plus, quoiqu’il lui en donnât volontiers deux ou trois de plus. Sa jeunesse, qui allait de pair avec sa fougue vivace et pleine d’esprit, contrastait pourtant avec sa connaissance, déjà exceptionnelle, de la région. Il suivit donc la gamine (pour lui, ça restait « une gamine », bien sûr) à travers un dédale de rues qu’il arpentait pour la première fois.

Les petites bâtisses laissèrent place à des chaumières, plus épaisses, entourées de champs verdoyants, et parfois entièrement recouvertes de lierre, de telle sorte qu’Albert, tout à sa réflexion, faillit heurter l’une d’elles dans sa progression. Cette difficulté arracha un rire discret à Luna, qui avait habilement évité la demeure. Les deux compagnons de route parvinrent à l’orée de la forêt, située au Sud-Est du bar. Là, planqué entre deux dépôts à l’aspect délabré, un entrepôt formait une sorte de crique forestière, qui le rendait impossible à distinguer à vue d’œil. Albert et Luna s’y engouffrèrent, en s’assurant qu’ils n’étaient pas suivis.

Albert fut tout de suite impressionné par l’intérieur du hangar. Loin d’être à l’abandon, l’endroit faisait office de garage, et des techniciens en tenue sombre, aux mains couvertes de suie, s’affairaient par dizaines entre les voitures, faisant croire à une véritable fourmilière. Des centaines de véhicules trônaient en effet dans la salle centrale du hangar ; Albert, passionné d’automobile, y reconnu une Aston Martin qu’il se promit d’essayer un jour. Luna lui raconta que ce lieu, qui semblait avoir échappé aux ravages du temps, était entouré de mystère depuis plusieurs décennies, et que les rumeurs allaient bon train quant aux activités nocturnes que l’on y menait. Toutefois, plusieurs inspections impromptues des gendarmes ne permirent aucune découverte qui pût confirmer ces ragots de quartier. Albert questionna Luna :

- Quoi qu’il en soit, j’avais justement prévu de me rendre à Fécamp cet après-midi ; serait-il possible d’emprunter l’un de ces véhicules ?

- Bien sûr, suivez-moi, je connais un mécano qui nous en prêtera un, répondit Luna, qui paraissait avoir tout prévu.

Elle l’amena à la rencontre d’un mécano qui disait s’appeler Michel, devait avoir une cinquantaine d’années, et travaillait ici depuis son enfance. Il avait d’abord appris le métier de mécano auprès de son père, Jacques, avant de le remplacer depuis sa disparition il y a vingt ans : on ignorait depuis ce qu’il était advenu de Jacques.

Michel leur donna les clés d’une Audi A4 violette, très au goût d’Albert. Alors qu’il s’approchait du siège réservé au conducteur, Luna se jeta sur le siège et démarra tout naturellement la voiture ; on eut dit qu’elle conduisait depuis toujours. Le journaliste insista, mais Luna tint tête et il dut se résigner à occuper le siège du passager, en arborant un air irrité, ce qui amusa la jeune fille. Alors qu’ils cheminaient lentement vers la banque de Fécamp, Luna, tout en conduisant, sortit de sa poche une coupure du journal du jour. Cela surpris Albert, qui manqua de tomber à la renverse lorsqu’il vit qu’il s’agissait de Libération, et découvrit la Une :

Un trafic de stupéfiants dans un bistrot en Normandie, les suspects toujours en fuite !

Découverte de notre reporter Albert

« Voilà pourquoi vous êtes si bien informée, glissa le journaliste à Luna. D’où tenez-vous ce journal ? » La jeune fille lui répondit par un sourire, qui semblait signifier que le journal était « tombé du camion de livraison ». Albert fit le lien avec cette découverte et les « problèmes urgents » mentionnés dans sa lettre : il était plus avancé qu’il ne le croyait. Mais son enquête était encore inachevée, et c’est dans une atmosphère détendue qu’ils arrivèrent à la banque de Fécamp. Cette dernière semblait encore neuve, brillante, comme si les malfaiteurs qu’ils recherchaient ne l’avait pas encore éprouvée. Le bâtiment en lui-même était presque entièrement constitué de béton, auquel les architectes avaient cru judicieux d’ajouter quelques blocs de pierre polie, pensant probablement que cela revêtirait la banque d’une attraction supplémentaire auprès des clients, ce qui n’était malheureusement pas le cas. Mais une sonnerie soudaine émanant de son portable arracha Albert à sa morne contemplation de la banque. Il vit que Camille l’avait appelé, sans doute après avoir pris connaissance du Libé du jour, qui l’aurait sans doute rassurée. Il éprouva le même sentiment, comme s’ils étaient en symbiose permanente, malgré la distance, physique et morale, qui les séparait. Cependant un autre numéro, inconnu cette fois-ci, fit de nouveau vibrer l’appareil. Voyant que Luna s’impatientait, il décrocha, avec la volonté d’en finir au plus vite ; son souhait fut exaucé et l’appel bref : « Je suis le barman du Vieux Normand, et je suis au courant de votre affaire. J’ai eu votre numéro grâce à votre connexion au Web, et je peux vous aider. Revenez au bar ce soir après vingt heures, je serai fermé. Vous frapperez deux coups brefs à la porte. Ne rappelez pas, je suis surveillé par ceux que vous recherchez. Soyez prudents, et veillez bien sur Luna. » Et le vieil homme raccrocha.

Albert ne pipa mot, trop heureux de bénéficier d’une aide supplémentaire. Il garda à l’esprit la mise en garde de l’homme, sans doute rompu à ce genre d’affaires de village. Mais son angoisse disparut lorsqu’ils entrèrent dans le hall – vide – de la banque, ennuyeuse pièce aux murs blancs, tapissée d’une moquette verte de mauvais goût. Albert balaya les comptoirs du regard, et commençait à tourner les talons lorsqu’il aperçu du coin de l’œil…la machine à écrire ! L’expéditeur avait été très prudent, il avait utilisé une machine publique, et demeurait encore et toujours intraçable… Luna à ses côtés, il demanda à l’employé si quelqu’un avait utilisé cette machine récemment. L’employé parla d’un « homme vêtu de noir, discret, qui était parti aussi vite qu’il était arrivé, seulement pour écrire un court message. » Des informations qui concordaient avec les hypothèses d’Albert : les événements étranges de ces derniers jours étaient l’œuvre d’un seul homme, ou tout du moins d’une seule organisation. Les braqueurs de banque et les trafiquants de drogue étaient en fait un même groupe immense, une mafia locale terriblement bien organisée ! Le journaliste sentit qu’il abordait là le nœud du problème, mais une seule question subsistait : pourquoi les trafiquants braquaient-ils des banques ? Son instinct lui disait que la réponse l’attendait au bistrot du Vieux Normand. Albert et Luna, qui se plaisaient de plus en plus dans cette aventure inattendue, repartirent en direction du village, alors que le crépuscule pointait doucement…

2 réflexions sur « Les Vieux Normands – Chapitre 3 : Luna, la fille du bistrot »

  1. je me souviens de ma première lecture et je trouve que la deuxième est encore plus fluide…j’attend les suites avec impatience…puisque je n’ai pas tout lu!
    l’intrigue est bien emmenée je trouve…
    et tes lectures, sauf marguerite ,semblent t’avoir inspirées…!!!

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