Les Vieux Normands – Chapitre 1 : Albert

Albert termina son café. Il se leva, et partit en direction de son bureau, situé à l’autre extrémité de l’open-space. Une brume étrange régnait au dehors ; Albert n’avait guère envie de rentrer chez lui, et préférait toujours rester travailler. Jetant un dernier regard à quelque aventureux passant qui se risquait à l’extérieur, il se plongea dans ses archives.

Albert, trente ans, était journaliste d’investigation à Libération, « Libé », comme on disait dans son jargon. C’était sa dernière après-midi au journal avant longtemps, après quoi il prendrait le train en direction de Bréauté, le village natal de ses grands-parents, pour y mener diverses recherches concernant une sombre affaire, connue depuis plusieurs années, et non résolue à ce jour. Le dossier était désormais qualifié de « poussiéreux », lors des rares occasions où on le nommait. Celui-ci lui tenait particulièrement à cœur, puisque d’autres avaient découvert avant lui que sa grand-mère, centenaire, et dont il était sans nouvelle depuis longtemps, était à la tête d’une importante organisation criminelle, constituée de braqueurs de banque, et qui terrorisait tout le monde jusqu’aux confins de la Normandie. Cette affaire, «l’affaire Bréauté », avait longtemps été à l’origine de feuilletons dans la presse nationale, avant de sombrer dans l’oubli à cause des échecs répétés des enquêteurs.

Alors qu’Albert écumait ses derniers restes de paperasse, son portable se mit à vibrer : le numéro lui était inconnu. Il décrocha tout de même, méfiant.  Une voix, qui lui paru très proche, souffla dans l’appareil : « Dans deux jours. Au Vieux Normand. Quinze heures ». Et ce fut tout. Albert réfléchit posément, tentant de conserver son calme : « Dans deux jours », cela signifiait un Dimanche, le 14 Avril. Or, quelque chose clochait : le Vieux Normand était l’unique bistrot de Bréauté, fermé tous les Dimanches. Plusieurs interrogations envahirent subitement son esprit : qui était cette personne au téléphone ? Il n’avait pas réussi à distinguer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme ; de plus, comment son interlocuteur connaissait-il sa destination ? Et, plus inquiétant encore, quoi, ou plutôt qui, pouvait bien l’attendre là-bas ? Il ne connaissait personne, hormis sa grand-mère, qui habitât Bréauté. Cette pensée le fit frissonner, d’autant que la voix ne lui avait pas semblé amicale, ni même bienveillante. Malgré l’angoisse qui le tiraillait, son caractère impulsif le força à prendre une décision : il irait. Seul. Et tant pis s’il n’en revenait pas. « Pas un mot à qui que ce soit, excepté aux membres de la rédaction », pensa-t-il. Albert voulait régler cette affaire seul, pour éviter de mettre en danger son entourage, et notamment sa femme, Camille. En proie à une vive inquiétude, il quitta son bureau la mine sombre et renfrognée, sous les regards étonnés de ses collègues.

Le soir, vers vingt heures, Albert arriva à la Gare de Bréauté. Le village n’avait que très peu changé depuis son enfance, il reconnaissait la petite allée qui bordait la gare, le porche de bois près du quai, sur lequel quelques oiseaux folâtraient, et le train, serpent métallique à l’aspect peu réjouissant. Enfin, le quai, comme dans ses souvenirs, demeurait désert. Un caquètement se fit soudain entendre : Albert sursauta en réalisant qu’il aurait pu oublier celui qui, pour le moment, était son unique compagnon. Il sortit donc une cage de sa valise, et en tira doucement Snipiou, son perroquet. « Bien… Hâtons-nous de trouver l’auberge. Nous avons du travail », murmura-t-il à son perroquet autant qu’à lui-même. Tandis que dans son dos, à quelques mètres de là, une silhouette emboîta furtivement le pas du journaliste, et informa, par téléphone, une mystérieuse personne de l’arrivée d’Albert.

Alors qu’il marchait en direction de l’auberge, Albert eu l’impression de sentir une présence derrière lui. Il se retourna vivement, mais, derrière les chênes qui l’entouraient, il ne distingua que la silhouette de la Gare. Cette sensation désagréable renforça le malaise du journaliste, qui pourtant s’attendait à une enquête agitée. Il arriva finalement à l’auberge, déposa ses affaires tout en inspectant la chambre, sobre et agréable : cela lui convenait, il passerait probablement l’essentiel de son temps à barouder alentour. Le journaliste d’investigation avait d’ailleurs prévu de gagner Fécamp le lendemain par la route, afin de repérer les environs plus en détail. Allongé sur le lit, il céda à son engagement et appela Camille ; soulagé d’entendre la messagerie plutôt que de devoir l’appeler directement, il lui laissa un message, l’informant finalement qu’il était parti à Bréauté. Puis il se remémora son objectif : il avait prévu, dans l’immédiat, de se reposer. Cependant, poussé par une insatiable curiosité, il décida qu’il irait finalement explorer les environs dans la soirée, quitte à quémander des informations aux commerçants de la région, voire aux rares habitants qui daigneraient lui répondre. Ces gens-là étaient sans doute les mieux informés sur les événements passés.

Albert, qui se remémorait petit à petit le village de Bréauté, s’attarda davantage sur les ruelles qu’il traversa et, en passant devant le clocher, il s’aperçut que celui-ci contenait sans difficulté l’écume du temps qui marquait pourtant l’ensemble de la ville. Son clocher, qui n’avait subi aucune érosion, pointait tout aussi fièrement vers le ciel que s’il s’était trouvé à la lointaine époque de Foulques de Bréauté, unique chevalier issu du village.  

S’aventurant plus loin de l’auberge, il remarqua que les passants se faisaient plus nombreux, et que, paradoxalement, les maisons devenaient plus rares, comme s’il eusse été prévu quelque rassemblement nocturne. Intrigué au plus haut point, le trentenaire décida de suivre les marcheurs, qui n’étaient guère pressés, tandis que Snipiou battait des ailes au-dessus de lui. Il visualisa dans sa tête le chemin qui le reliait à l’auberge, au cas où les choses tourneraient mal. Alors qu’il commençait à s’essouffler – bureaucrate oblige – il vit que les passants s’attroupaient devant l’entrée d’une petite demeure située à l’orée de la forêt, semblable à un terrier tellement elle paraissait encastrée dans le sol.

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