D’abord, à feu doux. Pour ma part, Arnaud, réputé viande peu tendre et difficile à avaler, m’a envoyé d’un coup dans la petite marmite en déclenchant volontairement une saute de tomate dans mon cerveau. Ça n’a pas loupé. A peine avais-je proliféré mes premières vitupérations à l’encontre de la société que je me retrouvais dans le petit bouillon de l’immense poule au pot. A ce moment-là, je lève les yeux, et, au-dessus de ma tête, je vois une toque blanche. Assez petite, ça doit être le stagiaire qui vient des concomitants. Puis je reviens à Arnaud et, étrangement, je suis un peu plus calme que d’habitude. Le bouillon bouillonnait plus que moi. Il m’a rincé.
Maintenant, ‘faut qu’j’vous parle des concomitants. On les appelle comme ça mais c’est un nom raccourci, en vérité ce sont les concomijotants. Ceux qui mijotent, mais à côté de la cuisine. On sait pas trop comment ils sont arrivés là, encore moins comment ils ont pu survivre, mais en attendant, ils aident à la cuisine et c’est pas ce qu’ils ont fait de mieux dans leur existence. A part ça, personne ne les connaît et tout le monde s’en fout.
Voilà, ça fait un mois que je cuis dans ce bureau, et tout à l’heure, en repensant à la sauce roquefort, je me suis dit que tout ce beau monde avait bien besoin d’un bon coup de congélateur. Mais définitif, le congélateur. Et le seul moyen d’infiltrer la cuisine, vu qu’on pouvait même pas faire un CDD de plongeur, le seul moyen c’était les clients. Car oui, la cuisine avait ses clients, des clients de tout acabit. Tenez, Arnaud, mon boss, il vient de là. Des clients. C’en était un de haut rang, lui, un habitué, il prenait toujours son steak saignant, avec une sauce au roquefort, et un Bordeaux 2008 pour accompagner l’ensemble. Jamais de frites, toujours des pommes de terre vapeur. Mais un jour, Arnaud était tombé de son plumard, et la cuisine l’avait mal pris.
Il avait été mis au rang d’initié, et devait former les initiés en question pour qu’un jour, peut-être, ils puissent être clients. Mais être client, c’est comme être patron : on fout rien. On passe sa vie au plume. On est des branleurs par obligation. Mais pas le choix, c’est c’ qu’on fait d’mieux. C’est même la seule solution. J’vous fait pas la recette, car à la moindre connerie : vous êtes du peuple : cuisiné, bien tué. Vous êtes concomitant : vie de stagiaire, c’est pépère. Vous êtes initié, c’que j’suis : vie d’ennui, prenez un whisky. Vous êtes client : vie de branleur, toujours à l’heure et obligé de dormir, y’a pire. Ma solution : une rasade de whisky, un pt’it peu de poésie (dans un bureau, c’est mieux à l’apéro), et hop, au lit.
Et une fois là-bas, il faut négocier avec Jean-Jacques. Lui, c’était un cas, Jean-Jacques. Il était devenu cuisinier. C’était le seul du système. C’est vous dire le talent du mec. Irremplaçable, en plus. Car oui, cher lecteur, chez ces gens-là, on ne meure pas, Monsieur, on ne meurt pas, non. On cuisine à vie. Car si d’aventure, plus personne n’est là pour cuisiner, what happens ? Il se passe que les heureux envoyés au cuistot, qui prévoyaient de finir en épinards, revoient à la hausse leur budget, et finissent comme des coquillettes dans une passoire. Sans être jamais servis.
Donc j’entreprends ce plan, qui pourrait bien me mener droit à la bière, mais bon, tout ça vaut bien une petite blonde, non ? (je parle d’une bière blonde, n’y voyez aucun sous-entendu, vraiment, déjà que j’ai un foie de canard, me rajoutez pas en plus le rire gras d’un thon vivant en bande sonore, parce que question merde, autant écouter Jul, au moins c’est de la musique). Le whisky, enfin, la bière, check. La poésie, que voici, j’en ai déjà fait tout à l’heure, et j’ai pas eu l’argent du beurre, alors ça suffit.
Tiens, mangeons du riz, nature, puisque j’ai pas eu le beurre, je vous dis. La poésie, check. Maintenant, au lit. Je lance Hexagone sur mon enceinte (musicale, l’enceinte, aucun sous-entendu, vraiment), je mets le son à fond, et voilà que je me retrouve dans la cuisine pour la troisième fois de mon existence blanc banane – banal, pardon, une petite saute de tomate en cuisine, ça n’a rien d’inhabituel, on s’y fait vite, je vous le promets.
La banane que je suis, d’ailleurs, a visiblement maturée, puisque cette fois, je peux voir et me déplacer dans la cuisine, qui, d’ailleurs, n’a de cuisine que le nom. C’est un bureau, la cuisine. Mais un grand bureau, avec plumard à baldaquins rouge ketchup (dans lequel j’ai atterri, au lit : check), sol couleur pomme et murs couleur orange. Et puis, surtout, il a la clim’. Et un coussin Ikea (j’ai perdu le copyright). Et une table. Avec un iMac dessus. Ça sert à rien pour cuisiner, mais il en a un quand même.
Car oui, c’est qu’c’est un artiste, notre JJ, avec des heures de pause déj à l’infini. Je vous le disait tout à l’heure, c’était quelqu’un. D’ailleurs, la toque blanche, comme je déteste l’appeler – on nous apprend ça à la naissance, au lieu de maman papa, – est devant moi, son chou-fleur sur la tête. Et il me regarde, avec sa tête de carpe. Il a arrêté de cuisiner, et fait une tête comme s’il venait d’être embauché chez Picard. Pour lui, un initié qui le défie, c’est la fin des haricots. Pour moi, c’est que le début, d’accord, d’accord ? (mes sautes de tomate deviennent pimentées, l’effet du chef, sans doute).
Je commence par lui filer un marron, à c’t’imbécile. Et le pire, c’est que, tout de suite, il en fait une crème, qui tombe sur le sol vert pomme, et disparaît instantanément. La cuisine, c’est aussi des expériences. Je comprends mieux la phrase d’Arnaud, maintenant, et « le fruit d’une première expérience » m’apparaît, disons…différemment. Car oui, on naît tous dans la cuisine. Jean-Jacques, c’est, par extrapolation, le mec qui m’a fait naître. Tout seul, dans son bureau orange pomme. Lui, on sait pas trop d’où qu’il vient.
A ce qu’on dit, il est né près d’une poubelle. A part ça, c’est lui qui fait tout dans le système, c’est presque un Dieu. Un Dieu, donc, qu’est né près d’une poubelle et qui porte un chou-fleur sur la tête. Si si, c’est dans la Bible. Le Tout Nouveau Testament, qui contient pourtant des phrases écrites il y a des millénaires. Ces gens-là ont toujours eu le sens de l’argent – je veux dire de l’humour – d’ailleurs leurs troncs sont fermés comme des huîtres. Me demandez pas comment on cuisine ça, un Dieu, ni le goût que ça a, si jamais on y arrive, toujours est-il que, à mon avis, ‘vaut mieux pas y arriver.
J’suis devant Dieu, donc, et mon visage commence sérieusement à se pimenter, sauf que cette fois c’est du piment vert. Je tiens bon, et devinez quoi ? Je lui commande un steak saignant, avec une sauce au roquefort et un Bordeaux 2008. Il comprend très bien qui je suis et où je veux en venir, mais bon, il est sympa, JJ, il veut toujours aider son prochain, alors il commence par faire la sauce roquefort. Il sort le Bordeaux, pour le mettre à température. Et puis, il s’aperçoit qu’il y a plus de viande. C’est normal, j’ai débranché le frigo en arrivant, la viande a fondu. Il voit tout, Jean-Jacques, il sait que c’est moi qui ai foutu le bordel.
C’est comme ça que, d’un coup, je me retrouve dans la marmite géante, en train de nager dans une sauce au roquefort pimentée. C’est moi le steak. Saignant, pas encore, mais bientôt. J’ai un peu chaud. Mais je suis toujours là, toujours vivant, et, du fin fond de ma mixture, tel un tourteau à l’agonie, je me jette sur JJ et je lui arrache son chou-fleur, qui tombe sur le sol et disparaît. Lui aussi, c’est le fruit d’une première expérience, tout le monde l’est. Alors, il rapetisse, notre bon Dieu, au fur et à mesure que la sauce roquefort s’évapore, il rapetisse et m’empêche de me noyer. Je baisse les yeux au sol, parce que je suis toujours coincé dans ma marmite, et je vois que JJ s’y déverse lentement.
Mais pas sous forme humaine. Pas sous forme de Dieu non plus. C’est comme ça, avec un Bordeaux 2008 et des restes de sauce roquefort, que j’en suis venu à manger un divin steak haché, saignant. Puis je me suis rappelé que tout ça, c’était le repas d’Arnaud. Alors, pour y ajouter ma petite touche perso, j’ai demandé un Bourgogne 2010, un vin du peuple. En plus, j’avais la frite. A ce moment-là, il m’est venu une phrase d’un certain Jimmy, un génie. La cuisine, le système, le thermostat, la sauce, tout ça ; écoutez pas. Moi qui suis un Pierrot, j’vous le dis, j’en suis sûr. Ces conneries, c’est des conneries.