Haut les chœurs ! #3 – les séquoias (Analyse)

pochette album les failles pomme

Pourquoi j’ai choisi les séquoias

Haut les chœurs ! Après mon analyse d’une chanson de Bob Dylan (que je ne peux que vous recommander, et je parle bien sûr de la chanson), retour dans le présent avec les séquoias, un titre de Pomme dont les notes ont agréablement bruissé dans mes oreilles. Plus que d’autres, c’est particulièrement cette chanson qui m’a donné envie de découvrir l’artiste. Il est vrai que j’étais déjà familier avec la chanson française (j’en parlerai dans un prochain Haut les chœurs !), mais une chanson française plus traditionnelle, plus ancienne peut-être, et sans doute, disons-le, moins sophistiquée. Comme d’habitude, je vous conseille d’écouter, voire de réécouter la chanson avant de lire mon analyse : cela facilitera votre lecture et la rendra plus agréable !

Une ode à la nature en détresse

C’est la première chose qui m’a touché dans cette chanson : l’évocation du lien avec la nature. Certes, on peut trouver d’autres chansons qui évoquent notre rapport au climat, que ce soit la Fièvre de Julien Doré ou le « ciel noir » évoqué par Gauvain Sers. Mais ces titres restent dans une tonalité très sombre, dressant le constat qu’il est déjà trop tard pour la nature. Ici, on retrouve le topos (dérivé de topique, désigne un sujet récurrent) de la nature personnifiée, avec la mention au refrain des « arbres assassinés ». Néanmoins, une lueur d’espoir perce encore dans la folle destruction de la nature par l’humanité, matérialisée par l’irruption des trémolos du piano. En effet, la répétition anaphorique de l’adverbe « avant » indique l’infime possibilité de recréer avec la nature un lien disparu.

Par ailleurs, j’ai trouvé que la structure de la chanson reflétait adroitement cette image d’une nature fracturée et fragilisée. La scansion des deux premiers vers qui ouvrent la chanson met à mal le rythme habituel du mètre, puisque les syllabes sont chantées ainsi : 1-3-3-4, au lieu d’un habituel 5-6 (pour un hendécasyllabe) ou 5-5, 6-4 (pour un décasyllabe). Le lien entre l’être humain et la nature est donc fragile et rare, ce que souligne aussi le jeu en arpèges qui sème doucement les notes.

En cela, les séquoias exprime une forte empathie pour la nature, et l’envisage comme un être vivant. Par conséquent, le je de la chanson rappelle la complémentarité qui peut exister entre l’humain et la nature. Le vers « j’ai respiré en entier pour une fois » met en lumière l’aspect précieux de la nature, non seulement comme essentielle à notre vie, mais aussi comme un monde, une identité-refuge. Et l’on comprend mieux, dès lors, que ce même vers introductif soit aussi celui qui referme la chanson, créant une sorte de bulle. Un refuge, en somme.

Vue en contre-plongée de séquoias géants. © Tristan Brynildsen/123RF. Tous droits réservés.

La nature comme reflet d’une détresse humaine

Un mot sur le titre, que je n’ai pas encore évoqué. Les séquoias fonctionnent bien sûr comme une synecdoque, un symbole de la nature. Plus concrètement, ces arbres sont souvent très grand, avec un tronc imposant et des branches aux multiples ramifications. On peut donc considérer les séquoias comme la représentation d’une nature complexe, à la fois apaisante et protectrice.

Néanmoins, cet aspect protecteur est fragile, et fonctionne en contrepoint de la fragilité du je de la chanson (qui est peut-être l’artiste elle-même). Ainsi, « l’allée des séquoias » est un monde clos avec une ligne de fuite pour seul horizon. Cet aspect entre en résonnance avec le premier refrain, qui mentionne « la rivière asséchée ». J’ai trouvé cette évocation très bien amenée, car il s’agit en réalité d’une syllepse de sens. On peut d’abord interpréter l’image au sens d’une référence à la sécheresse, qui rejoindrait les « caniveaux de la planète » dont parlait Gauvain Sers. Mais on peut aussi la prendre au sens métaphorique des larmes humaines que la nature apaiserait. On peut appliquer la même logique, quoique d’une façon plus ambiguë, au second refrain. « Les arbres assassinés » peuvent dénoncer la déforestation, mais résonnent aussi bien comme l’écho d’une blessure personnelle, par exemple.

De la même façon, le vers qui clôt chaque refrain suit toujours la même structure, avec une personnification des séquoias. Là encore, je vois deux grandes possibilités d’interprétation. D’une part, le renforcement de ce que j’évoquais plus haut, à savoir d’un idéal humain proche de la nature. Mais d’autre part, on peut aller beaucoup plus loin, en émettant l’hypothèse que les séquoias ne désignent que des humains qui sont nature. Je m’explique. La chanson est écrite à la première personne du singulier, mais aurait tout aussi bien pu l’être à la première du pluriel. Les séquoias pourraient avoir comme fonction de rappeler à l’humain sa proximité première avec la nature. Cet aspect est d’ailleurs un topos, caractérisé dans le mythe de l’Âge d’Or que décrit Hésiode dans Les Travaux et les Jours.

Une ballade…qui s’achève un peu vite

Que retenir de cet apaisement qui dure trois minutes et quatorze secondes ? Je dois bien avouer que l’orchestration globale m’a frappé dès la première écoute, et notamment ce triptyque instrumental piano / guitare / voix, plutôt rare de nos jours. Avant de formuler mon appréciation générale, je vais tout de même évoquer quelques points pour nuancer mon analyse plutôt dithyrambique…

D’abord, les vocalises du refrain : elles sont techniquement très réussies, mais je trouve qu’elles n’apportent pas grand-chose. Au moment de la composition, on aurait pu préférer faire ressortir un instrument, le piano par exemple, pour jouer la mélodie. Il y aurait ainsi eu une cohérence entre le repos de la voix et l’apaisement que suggère les paroles.

D’autre part, la brièveté de la chanson m’a laissé sur ma faim. Le réseau d’images propose une évocation ample et sublime de la nature. J’attendais, pour ma part, que cette amplitude se reflète dans le texte : l’autrice aurait pu pousser l’exploration de ce monde des séquoias plus loin, dans plusieurs directions. La chanson n’évoque pas les causes de cet attachement à la nature. Quel est ce personnage qui retient « tous les secrets du vent » ? On ne sait pas. L’idée de solitude aurait aussi pu être introduite moins rapidement. Bref, j’attendais un ou deux couplets supplémentaires pour que l’univers construits soit parfaitement cohérent à mes yeux.

Visuel de la chanson. © Pomme. Tous droits réservés.

Pour conclure : Les séquoias, une ballade introspective humaniste et engagée

Finalement, malgré sa brièveté et quelques points dans la composition qui m’ont déplu, j’ai beaucoup apprécié cette chanson. Sa narration, la pertinence de l’accompagnement, et la technique vocale très fine servent parfaitement l’image d’une allée de séquoias réconfortante mais fragile. Les séquoias propose un univers qui se donne à voir comme un miroir de l’humanité, reflétant l’urgence tout autant qu’une certaine délicatesse existentielle. Et comme l’art ne se note pas, je vous laisse là, et j’espère que vous aurez apprécié cet article. N’hésitez pas à le partager, et surtout : haut les chœurs !

Haut les chœurs ! #2 – Bob Dylan’s Dream (Analyse)

Haut les chœurs ! Cet article est la suite d’un précédent billet concernant la chanson Bob Dylan’s Dream. Si vous n’avez pas lu l’article précédent, je vous invite à le lire en cliquant sur le bouton ci-dessous :

While riding on a train goin’ west
I fell asleep for to take my rest
I dreamed a dream that made me sad
Concerning myself and the first few friends I had

With half-damp eyes I stared to the room
Where my friends and I’d spent many an afternoon
Where we together weathered many a storm
Laughin’ and singin’ till the early hours of the morn

By the old wooden stove where our hats was hung
Our words was told, our songs was sung
Where we longed for nothin’ and were satisfied
Jokin’ and talkin’ about the world outside

With hungry hearts through the heat and cold
We never much thought we could get very old
We thought we could sit forever in fun
But our chances really was a million to one

As easy it was to tell black from white
It was all that easy to tell wrong from right
And our choices they was few so the thought never hit
That the one road we traveled would ever shatter or split

How many a year has passed and gone?
And many a gamble has been lost and won
And many a road taken by many a first friend
And each one I’ve never seen again

I wish, I wish, I wish in vain
That we could sit simply in that room again
Ten thousand dollars at the drop of a hat
I’d give it all gladly if our lives could be like that

Parolier : Bob Dylan

L’inévitable passage du temps

Dès le quatrième couplet, Bob Dylan’s Dream a changé d’optique : le narrateur – ici Bob Dylan – ne raconte plus ses souvenirs de jeunesse, il ne les revit plus, mais les évoque avec un regard plus adulte, plus mature. Symboliquement, on pourrait dire que le temps a repris son cours, et que le train, désormais, file vers l’avenir sans que personne ne puisse regarder par ses fenêtres, qui sont celles du passé. Cela se remarque musicalement : les premiers ponts musicaux à l’harmonica apparaissent, signe que le narrateur est en proie aux vicissitudes du temps, mimées par la rythmique très particulière de l’harmonica. Dans le texte, on note la disparition des verbes d’actions au profit de verbe plus descriptifs, plus neutres : le narrateur est condamné à se rappeler sa jeunesse, et ne peut plus la vivre.

As easy it was to tell black from white
It was all that easy to tell wrong from right

Aussi facile qu’il était de distinguer le noir du blanc

Il était tout aussi facile de distinguer le vrai du faux

Bob Dylan, plus tard (vers 1965), avec ses amis Cher et Sonny.

Par la suite, cette prise de conscience de la fuite du temps prend de l’ampleur, de telle sorte que l’avant-dernier couplet marque une ellipse considérable par rapport aux souvenirs évoqués précédemment, comme s’il s’agissait d’une autre vie. En outre, à travers l’anaphore suivante,

How many a year has passed and gone?
And many a gamble has been lost and won
And many a road taken by many a first friend

Combien d’années sont passées, parties ?

Et combien de paris furent gagnés et perdus

Et combien de routes empruntées par combien d'[e mes premiers] amis […]

on remarque que tout les événements qui se sont déroulés depuis cette période sont nombreux, mais finalement peu importants à côté de l’amitié qui, elle, est unique, en témoigne le « each » (« chacun », ici) qui vient rompre l’anaphore en « how many » (« combien ») :

And each one I’ve never seen again

Et je ne les ai plus jamais revus [chaque ami, ndr] 

L’enfance perdue comme idéal

Le tout dernier couplet fait office de conclusion de la chanson. D’abord, Dylan s’attriste une dernière fois de cette époque perdue, regrettant la fameuse pièce du train, allégorie de sa jeunesse.

I wish, I wish, I wish in vain
That we could sit simply in that room again

J’espère, j’espère, j’espère en vain

Que nous puissions de nouveau nous asseoir dans cette pièce

Les deux derniers vers, enfin, tirent les leçons des précédents. Le narrateur n’essaye plus de revivre ses souvenirs, mais tente d’en tirer des principes de vie. La métaphore « at the drop of a hat » (« au creux d’un chapeau ») introduit un parallélisme avec le rêve américain, et le personnage de l’Oncle Sam. Cela reflète la beauté, l’espoir du rêve, mais aussi la désillusion qu’il apporte, lorsqu’on pense notamment aux immigrés irlandais arrivés dans les années 1860 à cause de la famine : ceux-ci furent parfois victimes d’un moins-disant social, et par conséquent mal payés.

Bob Dylan écrivant sur sa machine à écrire, vers 1963.

Pour terminer sur une note plus positive (ou presque…!), au vu du dernier vers, on peut considérer Bob Dylan’s Dream comme une ode à l’amitié, à la simplicité, à la sincérité. Une ode à la musique, donc, teintée d’un léger pessimisme avec l’emploi du conditionnel, qui sous-entend, à la manière du Petit Prince, que les enfants mènent une vie meilleure que les adultes.

Ten thousand dollars at the drop of a hat
I’d give it all gladly if our lives could be like that

Dix-mille dollars au creux d’un chapeau

Je les donnerais joyeusement si nous pouvions vivre ainsi

Cette analyse est terminée, j’espère que le concept vous aura plu ! Je pense en refaire d’autres prochainement, même si cela me prend beaucoup de temps. N’hésitez pas à écrire votre avis en commentaire !

Haut les chœurs ! #1 – Bob Dylan’s Dream (Analyse)

Haut les chœurs ! Nouvelle série d’articles, où je vous parlerai des mes coups de cœur musicaux. Mon objectif est d’analyser une seule chanson, en vous proposant une analyse plurielle qui mêle commentaire littéraire et critique musicale. Aujourd’hui, on va s’intéresser à Bob Dylan’s Dream, parue sur l’album The Freewhelin’ Bob Dylan en 1963. Le ressenti existentiel exprimé dans cette chanson, tant par la nostalgie du texte que par l’éblouissante simplicité de la musique qui le reflète, m’a particulièrement captivé. Et que dire de la voix, tout à fait atypique, à la fois celle d’un enfant et celle de l’auteur adulte, voire empreint d’une sagesse étonnante. Bref, c’est parti pour une petite analyse de la chanson ! Je vous encourage à l’écouter (si nécessaire avec une traduction des paroles), avant de lire mon interprétation. J’analyse le texte original, mais une traduction s’affichera pour celles et ceux qui le souhaitent. Bonne lecture !

While riding on a train goin’ west
I fell asleep for to take my rest
I dreamed a dream that made me sad
Concerning myself and the first few friends I had


With half-damp eyes I stared to the room
Where my friends and I’d spent many an afternoon
Where we together weathered many a storm
Laughin’ and singin’ till the early hours of the morn


By the old wooden stove where our hats was hung
Our words was told, our songs was sung
Where we longed for nothin’ and were satisfied
Jokin’ and talkin’ about the world outside


With hungry hearts through the heat and cold
We never much thought we could get very old
We thought we could sit forever in fun
But our chances really was a million to one


As easy it was to tell black from white
It was all that easy to tell wrong from right
And our choices they was few so the thought never hit
That the one road we traveled would ever shatter or split


How many a year has passed and gone?
And many a gamble has been lost and won
And many a road taken by many a first friend
And each one I’ve never seen again


I wish, I wish, I wish in vain
That we could sit simply in that room again
Ten thousand dollars at the drop of a hat
I’d give it all gladly if our lives could be like that

Parolier : Bob Dylan

Note de l’auteur : je m’intéresse ici à la première partie de la chanson. Le reste paraîtra dans un futur article.

Le voyage par le rêve

Le premier couplet nous donne le contexte de la chanson, et déjà de multiples symboles apparaissent.

A train goin’ west

Un train allant vers l’Ouest

Le train implique ici un mouvement symbolique, linéaire, qui annonce que la suite de la chanson se déroule « hors du temps ». En effet, pour le voyageur, seul l’environnement extérieur change, l’intérieur du train étant toujours le même.

L’Ouest est également symbolique : la destination est un topos dans la contre-culture américaine des années 1960, incarnant la liberté, le renouveau. Dylan s’inscrit pleinement dans ce mouvement ; l’un des exemples est sa proximité littéraire avec Jack Kerouac, chef de file de la beat generation et auteur de Sur la route, que Dylan a lu avec intérêt.

Bob Dylan’s Dream : une analepse rêvée…

Les deux couplets suivants marquent le début du « rêve », réminiscence des premières amitiés du poète. Ainsi, vous remarquerez la symétrie des deux couplets, qui finissent par la même tournure de phrase :

Couplet 2

Laughin’ and singin’ till the early hours of the morn

Riant et chantant jusqu’aux premières heures du matin

Couplet 3

Jokin’ and talkin’ about the world outside

Plaisantant et parlant du monde extérieur

On notera ici le lien avec le premier couplet, à travers la présence d’un « monde extérieur » au train, par opposition au monde « intérieur », c’est-à-dire le rêve lui-même.

With half-damp eyes

Les yeux à moitié humides

Les larmes, qui font écho au terme « sad » (« triste ») du premier couplet, placent la chanson dans le registre élégiaque, ce qui nuance la suite, évocation de souvenirs heureux.

…ou presque

Les couplets 2 et 3 sont pareillement riches en parallélismes de construction, de sorte que les paroles semblent s’écouler facilement, reflétant le sentiment de confiance et d’insouciance éprouvé par Dylan lorsqu’il vécut ces moments :

Couplet 2

Where my friends and I’d spent many an afternoon
Where we together weathered many a storm

Où mes amis et moi avions passé maints après-midi

Où nous avons affronté ensemble maintes tempêtes

Couplet 3

[…] Our hats was hung
Our words was told, our songs was sung (sic)

Nos chapeaux étaient accrochés

Nos mots volaient, nos chansons résonnaient

Notons ici, en plus de l’anaphore – que j’ai traduite comme je l’ai pu – la présence d’une anacoluthe, figure de style visant à laisser volontairement une erreur dans le texte. Ici, « hats », « words » et « songs » sont au pluriel, il aurait donc fallu écrire « were » au lieu de « was ». Ce procédé souligne l’aspect onirique du souvenir, et laisse entrevoir un flou, une prise de distance quant aux événements évoqués.

Hibbing, Minnesota (vers 1950). Bob Dylan y passa une partie de son adolescence, et les souvenirs évoqués dans Bob Dylan’s Dream y font probablement référence. Tous droits réservés.

Illusion ou insouciance ?

Passons au couplet suivant. Vous allez le constater, un basculement commence à s’opérer dans la chanson :

We never much thought we could get very old
We thought we could sit forever in fun

Nous ne pensions jamais que nous serions plus vieux [un jour]

[Mais] nous pensions demeurer dans l’amusement toujours

Outre le premier vers cité, qui résume de lui-même toute l’insouciance de la jeunesse vue par un adulte toujours jeune dans l’âme, le second a retenu mon attention. « Sit forever in fun » se traduit littéralement par « assis toujours dans l’amusement », la joie. Et la métaphore est belle puisque, dans le rêve où Dylan nous plonge, nous sommes dans un train. Ce qui confirme l’interprétation que j’ai faite plus haut, à savoir le train comme allégorie du temps qui passe. On peut voir ici que le train, qui auparavant semblait hors du temps, y est maintenant vulnérable. C’est en tout cas ce dont Dylan et ses amis prennent conscience ici.

A la fin du couplet, en plus du pont musical joué à la guitare, l’harmonica fait sa première apparition dans la chanson, signe d’un changement d’état d’esprit au sein du Bob Dylan’s Dream.