Les Vieux Normands – Chapitre 3 : Luna, la fille du bistrot

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« Je me demande ce que cet endroit peut bien cacher… » Cette pensée d’Albert faisait écho avec son état d’esprit en arrivant devant le bar. Au moment d’y entrer, il remarqua une petite porte en bois, fermée à clé. Son regard s’attarda cependant sur le reste du bistrot : ce dernier, sobrement meublé de quelques tables et chaises en bois, possédait un comptoir atypique, en pierre, avec des éclats de faïences colorées, qui constituaient une sorte de mosaïque, curieux mélange entre un vitrail d’Église et une roche semblable à celle que l’on trouve dans les cavernes. Derrière ce comptoir se trouvait un unique serveur, un Monsieur dont l’âge semblait bien avancé, avec ses quelques cheveux et sa barbe grisonnants, avait un air de ressemblance avec Albert. Son léger embonpoint suggérait que s’il était serveur dans ce bar, il y avait sans doute été un fidèle habitué dans sa jeunesse.

Tout en sirotant sa bière, qu’il trouvait délicieuse, le journaliste parvint à se connecter à Internet et sortit discrètement la lettre qu’il avait reçu, afin d’en prendre une photo avec son smartphone. A l’aide d’une application spéciale, conçue par les développeurs de Libé, il découvrit avec stupeur que la lettre provenait…d’une machine à écrire ! Évidement. Il n’y avait pas pensé plus tôt. Aucune puce électronique n’était contenue dans ce genre de machine, et elle en devenait impossible à localiser. L’expéditeur demeurait donc toujours intraçable. Dépité, Albert commanda une autre bière et vit une silhouette s’approcher de lui.

Elle était mince, de taille moyenne, et semblait connaître le bar par cœur : son corps svelte se mouvait sans faire attention aux tables, directement vers son objectif. En arrivant près de lui, elle adressa un sourire en coin au barman, qui le lui rendit, ce qui renforça l’impression d’Albert : elle était connue et connaissait tout le monde ici. Elle l’aborda de la sorte, d’une voix timide mais assurée : « Bonjour Monsieur, je me nomme Luna, et vous devez être Albert. J’ai beaucoup entendu parler de vous dans les journaux, et je sais ce que vous cherchez. Je suis orpheline depuis plusieurs années, et je connais la région dans ses moindres recoins : c’est pour cela que je vous propose mon aide. » Albert, surpris par tant de bonne volonté, chose plutôt rare dans le village, accepta non sans réserve, en jetant un regard au barman, qui, à sa grande surprise, approuva d’un signe de tête.

- Venez, repris-t-elle. Je vais vous montrer quelque chose.

- Volontiers, s’efforça de répondre Albert, encore troublé de s’être fait doubler dans son enquête par Luna. Alors qu’elle l’entraînait hors du bar, il détailla la jeune fille avec soin. Elle devait avoir quinze ans, tout au plus, quoiqu’il lui en donnât volontiers deux ou trois de plus. Sa jeunesse, qui allait de pair avec sa fougue vivace et pleine d’esprit, contrastait pourtant avec sa connaissance, déjà exceptionnelle, de la région. Il suivit donc la gamine (pour lui, ça restait « une gamine », bien sûr) à travers un dédale de rues qu’il arpentait pour la première fois.

Les petites bâtisses laissèrent place à des chaumières, plus épaisses, entourées de champs verdoyants, et parfois entièrement recouvertes de lierre, de telle sorte qu’Albert, tout à sa réflexion, faillit heurter l’une d’elles dans sa progression. Cette difficulté arracha un rire discret à Luna, qui avait habilement évité la demeure. Les deux compagnons de route parvinrent à l’orée de la forêt, située au Sud-Est du bar. Là, planqué entre deux dépôts à l’aspect délabré, un entrepôt formait une sorte de crique forestière, qui le rendait impossible à distinguer à vue d’œil. Albert et Luna s’y engouffrèrent, en s’assurant qu’ils n’étaient pas suivis.

Albert fut tout de suite impressionné par l’intérieur du hangar. Loin d’être à l’abandon, l’endroit faisait office de garage, et des techniciens en tenue sombre, aux mains couvertes de suie, s’affairaient par dizaines entre les voitures, faisant croire à une véritable fourmilière. Des centaines de véhicules trônaient en effet dans la salle centrale du hangar ; Albert, passionné d’automobile, y reconnu une Aston Martin qu’il se promit d’essayer un jour. Luna lui raconta que ce lieu, qui semblait avoir échappé aux ravages du temps, était entouré de mystère depuis plusieurs décennies, et que les rumeurs allaient bon train quant aux activités nocturnes que l’on y menait. Toutefois, plusieurs inspections impromptues des gendarmes ne permirent aucune découverte qui pût confirmer ces ragots de quartier. Albert questionna Luna :

- Quoi qu’il en soit, j’avais justement prévu de me rendre à Fécamp cet après-midi ; serait-il possible d’emprunter l’un de ces véhicules ?

- Bien sûr, suivez-moi, je connais un mécano qui nous en prêtera un, répondit Luna, qui paraissait avoir tout prévu.

Elle l’amena à la rencontre d’un mécano qui disait s’appeler Michel, devait avoir une cinquantaine d’années, et travaillait ici depuis son enfance. Il avait d’abord appris le métier de mécano auprès de son père, Jacques, avant de le remplacer depuis sa disparition il y a vingt ans : on ignorait depuis ce qu’il était advenu de Jacques.

Michel leur donna les clés d’une Audi A4 violette, très au goût d’Albert. Alors qu’il s’approchait du siège réservé au conducteur, Luna se jeta sur le siège et démarra tout naturellement la voiture ; on eut dit qu’elle conduisait depuis toujours. Le journaliste insista, mais Luna tint tête et il dut se résigner à occuper le siège du passager, en arborant un air irrité, ce qui amusa la jeune fille. Alors qu’ils cheminaient lentement vers la banque de Fécamp, Luna, tout en conduisant, sortit de sa poche une coupure du journal du jour. Cela surpris Albert, qui manqua de tomber à la renverse lorsqu’il vit qu’il s’agissait de Libération, et découvrit la Une :

Un trafic de stupéfiants dans un bistrot en Normandie, les suspects toujours en fuite !

Découverte de notre reporter Albert

« Voilà pourquoi vous êtes si bien informée, glissa le journaliste à Luna. D’où tenez-vous ce journal ? » La jeune fille lui répondit par un sourire, qui semblait signifier que le journal était « tombé du camion de livraison ». Albert fit le lien avec cette découverte et les « problèmes urgents » mentionnés dans sa lettre : il était plus avancé qu’il ne le croyait. Mais son enquête était encore inachevée, et c’est dans une atmosphère détendue qu’ils arrivèrent à la banque de Fécamp. Cette dernière semblait encore neuve, brillante, comme si les malfaiteurs qu’ils recherchaient ne l’avait pas encore éprouvée. Le bâtiment en lui-même était presque entièrement constitué de béton, auquel les architectes avaient cru judicieux d’ajouter quelques blocs de pierre polie, pensant probablement que cela revêtirait la banque d’une attraction supplémentaire auprès des clients, ce qui n’était malheureusement pas le cas. Mais une sonnerie soudaine émanant de son portable arracha Albert à sa morne contemplation de la banque. Il vit que Camille l’avait appelé, sans doute après avoir pris connaissance du Libé du jour, qui l’aurait sans doute rassurée. Il éprouva le même sentiment, comme s’ils étaient en symbiose permanente, malgré la distance, physique et morale, qui les séparait. Cependant un autre numéro, inconnu cette fois-ci, fit de nouveau vibrer l’appareil. Voyant que Luna s’impatientait, il décrocha, avec la volonté d’en finir au plus vite ; son souhait fut exaucé et l’appel bref : « Je suis le barman du Vieux Normand, et je suis au courant de votre affaire. J’ai eu votre numéro grâce à votre connexion au Web, et je peux vous aider. Revenez au bar ce soir après vingt heures, je serai fermé. Vous frapperez deux coups brefs à la porte. Ne rappelez pas, je suis surveillé par ceux que vous recherchez. Soyez prudents, et veillez bien sur Luna. » Et le vieil homme raccrocha.

Albert ne pipa mot, trop heureux de bénéficier d’une aide supplémentaire. Il garda à l’esprit la mise en garde de l’homme, sans doute rompu à ce genre d’affaires de village. Mais son angoisse disparut lorsqu’ils entrèrent dans le hall – vide – de la banque, ennuyeuse pièce aux murs blancs, tapissée d’une moquette verte de mauvais goût. Albert balaya les comptoirs du regard, et commençait à tourner les talons lorsqu’il aperçu du coin de l’œil…la machine à écrire ! L’expéditeur avait été très prudent, il avait utilisé une machine publique, et demeurait encore et toujours intraçable… Luna à ses côtés, il demanda à l’employé si quelqu’un avait utilisé cette machine récemment. L’employé parla d’un « homme vêtu de noir, discret, qui était parti aussi vite qu’il était arrivé, seulement pour écrire un court message. » Des informations qui concordaient avec les hypothèses d’Albert : les événements étranges de ces derniers jours étaient l’œuvre d’un seul homme, ou tout du moins d’une seule organisation. Les braqueurs de banque et les trafiquants de drogue étaient en fait un même groupe immense, une mafia locale terriblement bien organisée ! Le journaliste sentit qu’il abordait là le nœud du problème, mais une seule question subsistait : pourquoi les trafiquants braquaient-ils des banques ? Son instinct lui disait que la réponse l’attendait au bistrot du Vieux Normand. Albert et Luna, qui se plaisaient de plus en plus dans cette aventure inattendue, repartirent en direction du village, alors que le crépuscule pointait doucement…

Les Vieux Normands – Chapitre 2 : Ils ont eu des problèmes

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Des cris s’élevèrent soudain, et tous ces gens sortirent d’on ne sait où de multiples sachets contenant une évidente poudre blanche. Certains, en revanche, avaient les mains vides et s’aventuraient discrètement derrière la sorte de terrier, en passant par un petit chemin, un « cheminard » comme le disaient souvent certains campagnards. Leur attitude acheva de mettre Albert sur ses gardes : eux étaient pressés, et voulaient de toute évidence qu’on ne les remarque pas. Le journaliste les suivit, tout heureux d’avoir découvert un moyen d’avancer dans son enquête, pour peut-être retrouver sa grand-mère.

Le sentier s’enfonçait dans la forêt, puis décrivait une spirale avant de s’enfoncer légèrement dans une sombre cavité, où régnait quelque odeur peu ragoûtante. Le sol devenait plus dur, la terre laissant place à la pierre. Des toiles d’araignées apparaissaient par dizaines, freinant Albert dans sa progression. Guidé par des cliquetis entendus au loin, il finit par atteindre une sorte de cul-de-sac. Interloqué, il voulut faire demi-tour lorsqu’il rencontra par mégarde un interrupteur : celui-ci fit pivoter une petite porte en bois, invisible au premier abord. Albert se glissa par l’ouverture, Snipiou recroquevillé sur son épaule. Il entendit de nouveau les cliquetis, mêlés cette fois-ci à des éclats de voix et des tintements de verre. Là, le couloir laissait place à une salle, encombrée par de nombreux cartons, au milieu de laquelle trônait une table de fer.

Albert se figea : parmi des dealers, voyous, espions, et autres bandits de grand chemin se tenait, assise fièrement et dominant toute la tablée de son regard assidu, sa grand-mère. Il ignorait qu’elle savait jouer au poker, ou même qu’elle connût l’existence d’un autre jeu que le rami. Songeant qu’il connaissait désormais l’origine des cliquetis, il réalisa que cette sonorité coïncidait étrangement bien avec la face cachée de sa grand-mère. Le petit-fils se rappela avec quelle véhémence sa mère lui avait répété que ses grands-parents, « décédés avant sa naissance », étaient des gens « discrets, qui faisaient peu parler d’eux ». Il comprit à cet instant que sa mère voulait le protéger, ne pas le mêler aux affaires de ses grands-parents, du moins de sa grand-mère, dont il venait de découvrir la sombre existence.

Brusquement tiré de sa rêverie par un cri virulent, Albert réalisa soudain qu’il n’était pas invité en ces lieux lugubres. Jetant un dernier regard sur les convives, toujours concentrés sur leur partie de poker, il grava dans sa mémoire le souvenir de ce lieu si impromptu. A ce moment précis, il aperçu un mouvement furtif sur sa gauche, une ombre qui se dirigeait vers lui. Il pressa le pas, se mouvant innocemment vers la sortie. Mais l’ombre se rapprochait. Inexorablement. Alors, il se mit à courir, tentant de rabattre à la volée les toiles d’araignées qui le ralentissaient. Mais l’ombre le suivait sans efforts. Galopant de plus belle, il tenta de semer son poursuivant en slalomant au hasard dans le village. Albert savait qu’il risquait de se perdre, mais aussi qu’il devait rentrer sain et sauf à l’auberge. Il dû parcourir l’entièreté du village, passant de minuscules demeures normandes à une étendue verte et vide, puis se dessina une lueur au loin, l’unique bar du village…puis son auberge. « Enfin », pensa Albert. Il s’y engouffra, sous le regard ébahi du réceptionniste, et entra dans sa chambre en refermant précipitamment la porte. Puis, malgré lui, il s’effondra sur son lit, exténué.

Albert se réveilla en sursaut ; ou plus exactement, quelqu’un frappa à la porte et le fit sursauter ce qui, du même coup, le réveilla. De son crâne émanait une douleur fulgurante, et son état actuel ne laissait pas envisager qu’il puisse recevoir un quelconque visiteur. Le soleil pointait à peine par la fenêtre lorsqu’il ouvrit la porte. Étonné d’abord de ne voir personne aux alentours, il se pencha ensuite pour ramasser une enveloppe noire, qui ne portait aucune inscription. S’asseyant à son bureau, il entreprit de l’ouvrir avec soin : elle contenait seulement un message, écrit visiblement à l’ordinateur, qui disait : « Rendez-vous avancé. Problèmes urgents. Dimanche 14 Avril 2017, cinq heures, à l’aube. Soyez là. » Cette nouvelle mina davantage le moral d’Albert : un rendez-vous avec des inconnus, en pleine nuit, dans un bar supposé être fermé. La tournure des événements l’inquiétait, et il ne savait pas quoi penser au sujet du message : était-ce une provocation ? L’auteur de la lettre parlait du « rendez-vous », c’était donc fort probable que ce soit cette même personne qui l’avait appelé, la même, d’ailleurs, qui l’avait contraint à venir au village, et qui continuait de le mettre en danger par des menaces comme celle-ci.

Mais le journaliste garda son sang-froid : c’était lui qui s’était embarqué dans cette histoire, et il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Alors que ces pensées le tourmentaient, un détail attira son attention : « problèmes urgents ». Quelque chose ne s’était pas déroulé comme prévu, et Albert pensa aussitôt à sa découverte de la maison, et à la poursuite qui s’en était suivie : les trafiquants se tenaient désormais sur leurs gardes, prêts à tout si leurs activités se trouvaient menacées. Le rendez-vous allait être crucial, puisqu’il désirait avant tout connaître l’origine du message. Il savait qu’analyser la typographie de la lettre lui permettrait de savoir sur quel ordinateur la lettre avait été tapée, et ainsi le retrouver par géolocalisation, ce qui le mènerait à son propriétaire. Cependant, il avait besoin d’un élément capital pour mener à bien sa mission : une simple connexion à Internet. Et l’auberge où il logeait n’en fournissait pas. Alors une idée qui lui sembla lumineuse vint éclairer son esprit : le Vieux Normand, bistrot réputé dans la région situé à quelques pas de l’auberge, proposait sûrement un accès à Internet gratuit. Cette visite au bar lui permettrait aussi de réaliser un état des lieux, et ainsi repérer les éventuels recoins d’où pourraient arriver les inconnus qu’il s’apprêtait à rencontrer.

C’est donc avec un nouvel entrain que le journaliste partit en direction du bar ; il enfila son pardessus, un cadeau de sa femme, et pensa soudain à elle, et à ses deux enfants, Quid et Juliette. Connaissant Camille, elle devait être inquiète, et devait se démener pour rassurer ses deux enfants. Albert se sentit soudain reconnaissant envers elle, et, d’une certaine façon, un peu honteux de la mettre à l’écart ainsi. Mais c’était pour son bien, et mieux valait ne pas prendre de risques. D’ailleurs, sans nouvelles de l’avancement de son enquête, elle avait sans doute appelé la Police, qui devait être à sa recherche. « Raison de plus pour régler cette affaire au plus vite », s’intima Albert, avant de sortir, laissant Snipiou caqueter seul dans la pénombre.

Les Vieux Normands – Chapitre 1 : Albert

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Albert termina son café. Il se leva, et partit en direction de son bureau, situé à l’autre extrémité de l’open-space. Une brume étrange régnait au dehors ; Albert n’avait guère envie de rentrer chez lui, et préférait toujours rester travailler. Jetant un dernier regard à quelque aventureux passant qui se risquait à l’extérieur, il se plongea dans ses archives.

Albert, trente ans, était journaliste d’investigation à Libération, « Libé », comme on disait dans son jargon. C’était sa dernière après-midi au journal avant longtemps, après quoi il prendrait le train en direction de Bréauté, le village natal de ses grands-parents, pour y mener diverses recherches concernant une sombre affaire, connue depuis plusieurs années, et non résolue à ce jour. Le dossier était désormais qualifié de « poussiéreux », lors des rares occasions où on le nommait. Celui-ci lui tenait particulièrement à cœur, puisque d’autres avaient découvert avant lui que sa grand-mère, centenaire, et dont il était sans nouvelle depuis longtemps, était à la tête d’une importante organisation criminelle, constituée de braqueurs de banque, et qui terrorisait tout le monde jusqu’aux confins de la Normandie. Cette affaire, «l’affaire Bréauté », avait longtemps été à l’origine de feuilletons dans la presse nationale, avant de sombrer dans l’oubli à cause des échecs répétés des enquêteurs.

Alors qu’Albert écumait ses derniers restes de paperasse, son portable se mit à vibrer : le numéro lui était inconnu. Il décrocha tout de même, méfiant.  Une voix, qui lui paru très proche, souffla dans l’appareil : « Dans deux jours. Au Vieux Normand. Quinze heures ». Et ce fut tout. Albert réfléchit posément, tentant de conserver son calme : « Dans deux jours », cela signifiait un Dimanche, le 14 Avril. Or, quelque chose clochait : le Vieux Normand était l’unique bistrot de Bréauté, fermé tous les Dimanches. Plusieurs interrogations envahirent subitement son esprit : qui était cette personne au téléphone ? Il n’avait pas réussi à distinguer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme ; de plus, comment son interlocuteur connaissait-il sa destination ? Et, plus inquiétant encore, quoi, ou plutôt qui, pouvait bien l’attendre là-bas ? Il ne connaissait personne, hormis sa grand-mère, qui habitât Bréauté. Cette pensée le fit frissonner, d’autant que la voix ne lui avait pas semblé amicale, ni même bienveillante. Malgré l’angoisse qui le tiraillait, son caractère impulsif le força à prendre une décision : il irait. Seul. Et tant pis s’il n’en revenait pas. « Pas un mot à qui que ce soit, excepté aux membres de la rédaction », pensa-t-il. Albert voulait régler cette affaire seul, pour éviter de mettre en danger son entourage, et notamment sa femme, Camille. En proie à une vive inquiétude, il quitta son bureau la mine sombre et renfrognée, sous les regards étonnés de ses collègues.

Le soir, vers vingt heures, Albert arriva à la Gare de Bréauté. Le village n’avait que très peu changé depuis son enfance, il reconnaissait la petite allée qui bordait la gare, le porche de bois près du quai, sur lequel quelques oiseaux folâtraient, et le train, serpent métallique à l’aspect peu réjouissant. Enfin, le quai, comme dans ses souvenirs, demeurait désert. Un caquètement se fit soudain entendre : Albert sursauta en réalisant qu’il aurait pu oublier celui qui, pour le moment, était son unique compagnon. Il sortit donc une cage de sa valise, et en tira doucement Snipiou, son perroquet. « Bien… Hâtons-nous de trouver l’auberge. Nous avons du travail », murmura-t-il à son perroquet autant qu’à lui-même. Tandis que dans son dos, à quelques mètres de là, une silhouette emboîta furtivement le pas du journaliste, et informa, par téléphone, une mystérieuse personne de l’arrivée d’Albert.

Alors qu’il marchait en direction de l’auberge, Albert eu l’impression de sentir une présence derrière lui. Il se retourna vivement, mais, derrière les chênes qui l’entouraient, il ne distingua que la silhouette de la Gare. Cette sensation désagréable renforça le malaise du journaliste, qui pourtant s’attendait à une enquête agitée. Il arriva finalement à l’auberge, déposa ses affaires tout en inspectant la chambre, sobre et agréable : cela lui convenait, il passerait probablement l’essentiel de son temps à barouder alentour. Le journaliste d’investigation avait d’ailleurs prévu de gagner Fécamp le lendemain par la route, afin de repérer les environs plus en détail. Allongé sur le lit, il céda à son engagement et appela Camille ; soulagé d’entendre la messagerie plutôt que de devoir l’appeler directement, il lui laissa un message, l’informant finalement qu’il était parti à Bréauté. Puis il se remémora son objectif : il avait prévu, dans l’immédiat, de se reposer. Cependant, poussé par une insatiable curiosité, il décida qu’il irait finalement explorer les environs dans la soirée, quitte à quémander des informations aux commerçants de la région, voire aux rares habitants qui daigneraient lui répondre. Ces gens-là étaient sans doute les mieux informés sur les événements passés.

Albert, qui se remémorait petit à petit le village de Bréauté, s’attarda davantage sur les ruelles qu’il traversa et, en passant devant le clocher, il s’aperçut que celui-ci contenait sans difficulté l’écume du temps qui marquait pourtant l’ensemble de la ville. Son clocher, qui n’avait subi aucune érosion, pointait tout aussi fièrement vers le ciel que s’il s’était trouvé à la lointaine époque de Foulques de Bréauté, unique chevalier issu du village.  

S’aventurant plus loin de l’auberge, il remarqua que les passants se faisaient plus nombreux, et que, paradoxalement, les maisons devenaient plus rares, comme s’il eusse été prévu quelque rassemblement nocturne. Intrigué au plus haut point, le trentenaire décida de suivre les marcheurs, qui n’étaient guère pressés, tandis que Snipiou battait des ailes au-dessus de lui. Il visualisa dans sa tête le chemin qui le reliait à l’auberge, au cas où les choses tourneraient mal. Alors qu’il commençait à s’essouffler – bureaucrate oblige – il vit que les passants s’attroupaient devant l’entrée d’une petite demeure située à l’orée de la forêt, semblable à un terrier tellement elle paraissait encastrée dans le sol.

Les Vieux Normands

couverture Les Vieux Normands

Visionnez la « bande-annonce » des Vieux Normands en cliquant ici !

Les Vieux Normands est un récit de fiction policière, dont l’écriture s’étire sur quatre ans à compter de l’année 2016. Au départ, il ne s’agissait que d’une nouvelle : mais les multiples possibilités de l’intrigue, et mon attachement personnel aux personnages des Vieux Normands m’ont conduit à en faire un triptyque qui voyage à travers trois régions françaises. En ce qui concerne l’écriture, je trouve la qualité très variable d’un moment à l’autre ; mais il m’a semblé intéressant de publier tel quel ce récit en intégralité, car vous pourrez vous rendre compte au fil du texte de l’évolution de mon style littéraire qui, en quatre ans, a effectivement bien changé ! Vous découvrirez toute l’histoire à raison d’un chapitre par semaine, à compter de la date de publication de cet article. Je vous révèle ci-dessous le prologue des Vieux Normands, qui donne un bon aperçu de la première partie de l’intrigue…

Prologue

Avril 2017. Neuf heures du soir. On frappe à la porte. Le feu, dans la cheminée, tressaille, puis finit par s’éteindre. On frappe à la porte. Au dehors, une ultime rafale de vent fait trembler la forêt, dont les feuillages s’endorment en un menu soupir. On frappe à la porte, avec insistance cette fois. Deux coups. Puis trois. Puis un de plus. Bientôt, ce n’est plus qu’un battement incessant, une salve de coups contre le bois rugueux et sec. Alors, à force de désespoir, qui se mua en une sorte de lassitude, on entra et on referma la porte, qui émit un grincement à peine perceptible.

2016 © Anlouek, pour l’œuvre en intégralité. Tous droits réservés.

Les Cerises – Chapitre 4 : Gérard à rebours [Choix 2]

Qui l’eut crû ? Gérard, 68 ans mais pas encore à la retraite car il n’avait pas assez de points pour être à taux plein, villipendeur des canapés de son état (surtout quand il s’agissait du Cerisier, il fallait voir), devint le catalyseur d’un formidable bond en arrière, que même Monsieur Grapinet n’avait pas anticipé. Et pour cause : Gérard avait appuyé sur le bouton vert au lieu du bouton rouge, enclenchant ainsi l’horloge au lieu d’effectuer la traditionnelle vérification de l’arrêt du système, qui avait lieu tous les ans, et exceptionnellement en temps de crise. Le calendrier remonta, et l’an 3000, jusqu’ici lointain souvenir, devint réalité, immédiate et soudaine. L’horloge, qui définissait le temps dans tous le pays, remontait en effet le temps à la vitesse de 500 ans toutes les deux minutes : les spécialistes (il y en avait toujours) avaient calculé que dans moins d’un quart d’heure, Jésus Christ serait ainsi officiellement resuscité, ce qui promettait de beaux jours à la loi de 1905 sur l’Eglise et l’Etat. Ne parlons guère ici des pays voisins, qui contemplèrent cela d’un oeil effaré : quiconque, en effet, franchissait la frontière, était tué sur le coup et remplacé corporellement par l’ancêtre le moins éloigné sur le siècle passé.

Monsieur Grapinet disparut ainsi sous le pardessus trop grand d’un ancêtre enquêteur, qui mesurait bien deux mètres de haut. Le Cerisier disparut à la place d’une cerise, mais ça, on est incapables de vous l’expliquer. L’horloge elle-même disparu, si bien que le mécanisme qu’elle avait enclenché n’avait jamais commencé. Il restait Gérard, tout seul, sur une terre désolé. Personne à l’horizon, sauf peut-être un arbre, avec de drôles de fruits, ronds et rouge vermillon : vous voilà revenus au début de l’histoire.

 

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Les polissons – Chanson drôle et dramatique

Le reconfinement, qui l’eût cru ! Voilà une chanson que j’ai écrite il y a quelques mois. Elle est un peu particulière, car j’avais des contraintes : on m’a suggéré des mots plus ou moins alambiqués (en gras dans le texte), et j’ai dû me débrouiller pour tous les utiliser dans un texte ! Bonne lecture, et prenez soin de vous.

En préambule de cette chanson
Peut-être un pt’it peu dystopique
Il y avait quatre polissons
Qui avaient chacun leur petite
 
Le premier un hurluberlu
Qui est toujours au fond d’la classe
Mais c’est le premier dans la rue
Y fait du skate - ouais c’est la classe !
Il a voulu l’impressionner
Et lui a montré ses tablettes
Mais la pt’ite lui a rit au nez
En répliquant « Franchement, t’es bête ! »
Ce mauvais sujet repenti
Est reparti la tête basse
Le lendemain la prof a dit
« Il manque quelqu’un au fond d’la classe »
 
Le deuxième, certes, est sans le sou
Mais il peint des tableaux sans mal
Il a jeté son amour fou
Dans ses pinceaux, sur une toile
Sa copine, elle, a pas compris
Quand elle a vu une demoiselle
Avec de beaux yeux verts de gris
Elle s’est envolée l’hirondelle
Cet artiste dans le soucis
Peint maintenant près du métro
Et si vous prenez la ligne 8
Vous le verrez par le hublot
 
Le troisième perche dans l’dix-septième
Tout en haut de la capitale
Sa demoiselle, c’est sûr qu’il l’aime
Comme tous ces dragueurs à deux balles
Il a cherché un beau cadeau
Ce beau parisien sans lumière
Et pour se la jouer écolo
Un beau mouton ferait l’affaire
Arrivant dans l’appartement
Le mouton noir sonne l’alarme
Elle congédie son prétendant
Sans une litote, messieurs’ dames !
 
Le quatrième est rapporteur
Et son devoir, c’est sa grammaire
Mais la politique est un leurre
Il aime autant les pissotières
Sans trop d’idées, mais romantique
Il se décide pour le poème
Mais l’amour n’est pas sémantique
Il en perdit celle qu’il aime
C’est ainsi qu’en quelques années
Il a oublié sa grammaire
Et se retrouve sur le pavé
A quémander l’argent du maire
 
En morale de cette chanson,
Nous ne mettrons pas de barrières
C’est le destin des polissons
Que d’être seul pour vouloir plaire
 

© 2020 Anlouek. Tous droits réservés.

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Les Cerises – Chapitre 4 : A l’ombre des cerisiers en fleur [Choix 1]

Philippe Grapinet n’eut guère le choix, et s’avança d’un air monotone et curieux vers l’homme au chapeau melon qui, effectivement, s’appelait Jean-Jacques. Il n’arrivait pas à croire que ce fut lui, son ancien ami, ex-directeur du Train qui tourne en rond, que l’on recherchait pour avoir commis un tel forfait. Monsieur Grapinet, décontenancé par la présence de Jean-Jacques, lui répondit ainsi : « Cesse donc de faire parler ton costume, et explique-moi ce que tu fais là ». Le ton se voulait amical, mais l’homme au chapeau melon y sentit une pointe d’agressivité. « Je t’attendais. Il y a beaucoup de choses que tu dois savoir. Le Cerisier a parlé », et le visage de Monsieur Grapinet se couvrit d’effroi : l’opération du Temps des Cerises avait été déclenchées. On allait remettre les pendules à l’heure.

Jean-Jacques entraîna Philippe Grapinet dans l’arrière-boutique de la station essence, qui n’avait rien d’une arrière-boutique de station essence. S’y trouvaient en effet une multitude de sièges, où des gens munis d’une montre attendaient. Ce point surpris Monsieur Grapinet : les montres, interdites depuis l’arrêt des pendules. Et puis, elles étaient extrêmement difficiles à trouver, car elles donnaient l’heure officielle. Tous ces gens qui connaissaient l’heure regardaient fixement un écran blanc, et tous se levèrent à l’arrivée des deux hommes. Pas un mot, et chacun se rassis.

Grapinet pris place au premier rang, et Jean-Jacques lui expliqua qu’il avait volontairement commis ce forfait pour attirer son attention sur un problème bien plus grave. A ce moment, une porte s’ouvrit du fond de la salle, et l’homme qui avait été kidnappé entra, suivit de deux autres chargés de le surveiller. Ce n’était pas n’importe qui : cet homme était le dernier descendant des horlogers diatoniques, et hormis ceux qui travaillaient au Gouvernement, lui seul savait comment remettre le temps en marche.

Jean-Jacques s’adressa à l’assemblée. « Nous sommes réunis ici, en tant que Comité du Temps qui marche. J’ai sollicité l’aide, comme convenu avec le Cerisier, de la cellule résistante du Train qui tourne en rond. » Cette évocation provoqua quelques remous dans la salle, et l’homme kidnappé écarquilla les yeux. Jean-Jacques reprit. « De plus, nous avons ici un invité d’honneur : ce monsieur a échappé au recrutement obligatoire des horlogers. Il descend directement, avec huit générations d’écart, du grand Fernand Aiguille, maître horloger créateur de la pendule diatonique, et forcé à l’arrêt du temps de son vivant ! » Les gens avec des montres se levèrent d’un coup pour regarder cet homme, héros malgré lui. L’homme, très grand et très vieux, parla : « Je m’appelle Fernand Mikos Aiguille Junior, et j’ai besoin de vous ! »

Youtubeurs – Episode 2 – Superflame, le feu dans la voix

Je vous avais parlé, la dernière fois, d’un youtubeur que je suivais depuis fort longtemps. Aujourd’hui, pour ce deuxième article post-confinement – que ne suis-je pas heureux de l’écrire ! – j’ai décidé de me pencher sur l’un des derniers auxquels je me suis abonné : il s’agit de Superflame.

Un imitateur hors-pair…

C’est d’abord par sa voix que Superflame se fait connaître. Il est notamment de passage dans l’émission télévisée La France a un incroyable talent en 2015. Il a d’ailleurs publié une vidéo assez instructive sur le sujet. Mais il émerge en réalité courant 2013, se faisant connaître par ses imitations de personnages ou de célébrités. Mais le youtubeur va plus loin, et sa voix n’est que l’écho d’une imagination qui se déploiera au fil des années. En effet, on lui doit un bon nombre de parodies de reportages télévisés et d’émissions d’information. En plus d’une tessiture qui imite remarquablement celle des journalistes, ces vidéos, bien que courtes, renferment un potentiel créatif certain, tant dans la narration que dans les ressorts comiques utilisés.

…Doublé d’un conteur de fictions

S’il est toujours reconnu pour ses qualités en termes d’imitations, Superflame a indiqué à plusieurs reprises que ce type de vidéos n’était pas, à terme, son objectif créatif. Ainsi, les trois vidéos les plus vues de sa chaîne sont consacrées aux imitations, un travail que le youtubeur reconnaît volontiers comme « facile à produire », et qui l’a largement amené à se diversifier. L’autre pan de la chaîne est en effet consacré à la fiction audio. Superflame écrit lui-même les histoires, qu’il intitule Superflame Stories, et les raconte, face caméra. 

Ce point peut sembler négligeable, mais il est selon moi essentiel. Je m’explique : la plupart des fictions audio ne proposent que les voix brutes, avec pour seul visuel une image fixe, parfois animée. Même avec une grande qualité d’interprétation et d’écriture, et une très belle illustration, le contenu peut devenir, à la longue, redondant. En effet, on ne fait qu’écouter un récit mis en voix. Superflame, en se filmant tel qu’il nous raconte l’histoire, se pose en conteur, et de ce fait nous fait ressentir le récit. Par sa gestuelle, ses intonations, et l’absence d’illustration toute faite, le youtubeur donne vie à ses personnages dans notre imaginaire. Chacun est ainsi libre de se représenter les événements racontés, et seuls la voix et la gestuelle du conteur nous sont prescrites : le reste demeure un monde que chacun peut façonner.

De l’imitation à la création d’un univers

Je ne pourrais pas évoquer ici l’ensemble des projets de Superflame, mais je signale tout de même la volonté du youtubeur de créer, à terme, un univers qui lui est propre, mêlant Superflame Stories, courts-métrages (il a déjà créé la mini-série Andrew Bennett où il campe le rôle du personnage éponyme), et même jeux vidéos. Il a ainsi annoncé la sortie prochaine de Battle for Egadia, jeu de cartes au tour par tour qui se déroule dans le même univers que ses fictions audios.

En résumé, l’essence de la chaîne Superflame, bien au-delà des imitations qui l’ont fait connaître, c’est une volonté de création d’un univers fictionnel à part entière. Cet univers est ensuite partagé à travers différents médiums (autrement dit, plusieurs formats de création). L’ultime but – et ô combien louable –  du créateur est la réappropriation par les viewers du contenu créé. Superflame, par son contenu, se positionne donc comme un créateur-passeur d’histoires, un Grimm des temps modernes.

Quelques vidéos de Superflame

Annonce du jeu Battle for Egadia, qui a lieu dans un univers fictif créé par Superflame.
Vidéo où Superflame détaille ses ambitions et son état d’esprit en matière de création sur YouTube.

Une goutte d’eau

G              C              D               G
Un soleil bas flotte dans le ciel
                 C                           G
Rochers épargnés par les vents
                   C                 D                 G
Et la lumière s'éparpille pêle-mêle
 C                     D
Alors que la poussière flotte au vent
G              C              D               G
La lune s'invite sur le tableau
                   C                         G
Alors qu'au loin une goutte d'eau
C                 D      G                    C
Tombe du ciel, tombe des étoiles
                  D                  G
Et la nuit se peint telle une toile

Une rivière perdue dans le canyon
Les rochers désormais sont mouillés
Mouillée la lumière comme les feuilles d’automne
L’oiseau meurt car il voulait chanter
Une lune noire plane sur la lande
Seule une goutte d’eau peut l’éveiller
Tombe du ciel, tombe de là-haut
Et la nuit s’éclaire de flambeaux

Un océan perdu dans la misère
Un continent hors de l’eau
Et les rochers, toutes ces pierres de la guerre
Ne font des vents froids qu’un vent chaud
Un rayon de poussière rouge les éclaire
Eux qui n’ont pas bu leur dernière bière
Tombé du ciel, tombé mon bel oiseau
La colombe ne volera plus si haut

© 2020 Anlouek, pour le texte, la musique, et l’illustration. Tous droits réservés.

Service confinement, bonjour ! – Fin – Le déconfinement

— Service confinement, bonjour ! Que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, Madame, vous vous souvenez de moi ?

—  De vous ? ça ne me dit rien.

—  Mais si, je suis le Monsieur du premier épisode.

—  Mais de quel épisode parlez-vous, m’enfin ?

—  Enfin Madame, vous ne lisez pas la presse ?

—  Non, j’ai arrêté en ce moment…

—  Eh bien figurez-vous que c’est le dernier épisode aujourd’hui.

—  Mais comment cela ? je vais disparaître, c’est ça ?

—  Eh bien, tout comme moi, je le crains…

—  Ah ! C’est terrible ! La fatalité !

—  Mais non ma p’tite dame, ‘vous faites pas de bile : ça veut dire qu’on peut à nouveau sortir dehors.

—  Vous voulez dire que c’est la fin du confinement ?

—  Ben, oui. Vous ne lisez vraiment pas la presse, hein.

—  Non. Qu’est-ce qu’il vous faudrait ?

—  Des livres !

—  Proust ?

—  Comment vous savez ?

—  Je me souviens maintenant.

—  Ah, ça vous est revenu ?

—  Oui, mais je voulais être sûre. On a pas reçu de livraisons, mais j’en ai gardé quelques-uns.

—  Qu’est-ce que vous avez ?

— Toute la Recherche.

— Toute ?! et vous appelez ça « quelques-uns » ?

—  C’est pour une lecture personnelle.

—  Comment ça ?

—  Eh bien, j’avais commandé secrètement Proust en prévision…

— C’était donc vous !

—  …et puisqu’on m’a rien dit sur le déconfinement, je crois que je vais rester confinée un petit moment, le temps que ça se tasse.

—  Je vois. Vous m’envoyez le tome un ?

—  De suite. Au revoir Monsieur.

—  Au revoir Madame.

—  Ah et Monsieur ?

—  Plaît-il ?

—  Vous passerez le bonjour à Gertrude de ma part.

Service confinement, bonjour ! – Episode 5

— Service confinement, bonjour ! Qui va là ?

— Corrina ? c’est Gertrude !

— Gertrude ? t’es déjà déconfinée ?

— Non, mais j’suis sacrément déconfite.

— Comment ça ?

— Figures-toi qu’ils ont toujours pas livré Proust pour mon ami. Tu t’en souviens, il t’avait appelé y’a trois semaines ?

— Non, j’vois pas. Dis voir, tu n’as rien d’autres à lire en attendant ? Je sais pas moi, du Modiano ?

— J’aime pas Modiano.

— Zut. Salinger peut-être ?

— Je lis pas l’anglais.

— Bon, je vois. Je vais voir si j’en ai en rayon, du Proust…

— Ça m’étonnerai.

— Pourquoi donc ?

— Patrick a fait une descente hier, et y’en…

— Patrick ?! Mais comment ça Patrick ?! je croyais qu’il était à l’hosto !

— Faut croire que non. Il avait l’air en pleine forme.

— Tu y étais aussi ?! A braquer mon magasin en pleine pandémie ? GERTRUDE !!

— Bip.

— M’enfin…

— Service confinement, bonsoir ?

— Corrina ?

— Aymeric ?

— Qu’est ce qu’il y a ?

— Tu saurais pas où était Gertrude hier soir vers 20 heures ?

— Gertrude ? si, j’étais justement avec elle en train de…

— Tu y étais AUSSI ?!

— Ecoutez, M’dame Corrina, c’est-à-dire que…

— Proust ne veut plus vous voir ! Et si vous revenez encore, d’ici le 11 Mai, vous aurez des problèmes…!

Service confinement, bonjour ! – Episode 4

— Bon, il fout quoi, l’ami Patrick ?

— Qu’est-ce que j’en sais, c’est toi qui l’a appelé.

— Je lui avais dit 20 heures tapantes. Et il est pas encore là. Dis-moi, Gertrude, quelle heure il est ?

— J’en sais rien, p’tet’ 20 heures, p’tet’ pas.

— Comment ça, « peut-être » ? elle dit quoi ta montre ?

— Habituellement, j’écoute les cloches sonner, mais…

— Mais Gertrude, tu ne les entends plus depuis l’an 40 !

— J’entendais pas les obus non plus, et c’était pas un moindre mal !

— Oui, bon si ça se trouve…

— Alors, on attend pas…Patrick ?

— Patrick, enfin !

— Comment va, Aymeric ?

— Patrick ? t’as pris un coup de vieux on dirait.

— ET TOI GERTRUDE, COMMENT TU VAS ?!

— Hein ?

— Elle est toujours aussi sourde ?

— Toujours.

— Elle ne s’arrange pas avec le confinement, elle…

— C’est sûr. Bon, ç’en est où du braquage ?

— Tout est prêt. Y’a plus qu’a espérer ne pas croiser les flics en sortant.

— Je m’en suis occupé. On dira qu’on passait voir Gertrude, ça fera l’affaire.

— Ouais. Et puis qu’est-ce que ça peut bien nous foutre, de payer cent euros chacun ?

— Doucement Patrick, on a pas fait fortune dans les Panzini, nous.

— C’est Panzani, je crois !

— On t’a pas sonnée, Gertrude !

— Alors, on y va ?

— Ouais.

— …

— …

— Gertrude ?

— Hein ?

— GERTRUDE !

— Oui ? Parlez moins fort, vous deux !

— Bon. Il est où le rayons bouquins.

— D’après Corrona, il est au fond à gauche ?

— A côté de Libé ? Et c’est Corrina, je crois ?

— Qu’est-ce que t’en sais ? Oui, à côté de Libé, y’avait plus de place ailleurs.

— Je m’en charge. Patrick, va démarrer le camion, les gens vont bientôt arrêter d’applaudir.

— J’y cours.

— Alors Gertrude, tu voulais Proust, c’est ça ?

— …

— Gertrude ?

— C’est pas pour moi, c’est pour un ami.

 

Service confinement, bonjour ! – Episode 3

— Alors, Aymeric, tu as appelé le magasin ?

— Oui, mais ils ont rien voulu savoir. A ce qu’il paraît, il faut attendre 15 jours.

— 15 de plus ou de moins, qu’est-ce que ça peut leur faire, à eux ?

— J’en sais foutument rien, Gerprude, mais…

— Puisque j’te dis que c’est Gertrude !

— Oui bon, c’est pareil. Et toi, tu leur as soutiré des infos ?

— Non, la concurrence reste rude. Je pensais que ça serait un avantage de bosser à la supérette d’à côté, mais enfin ! ils sont pénibles, au magasin.

—D’ailleurs je ne t’ai pas raconté, j’ai croisé Corrina hier, à 20h.

— Ah, et qu’est-ce qu’elle disait, Corrona ?

— Puisque j’te dis que c’est Corrina !

— Ouais, m’enfin on est toujours pas sortis de l’auberge avec celle-là. Elle disait quoi ?

— Elle disait qu’elle était sortie pour acheter son pain, et qu’elle aurait vu tout le monde en train d’applaudir.

— Bof, moi les applaudissements, ça fait longtemps que je les entends plus, avec mes problèmes d’audition. Déjà qu’en 40, j’entendais pas les obus…

— Gertrude, enfin !

— Un problème ?

— On est pas en 40 !

— Oh, tu sais, moi, les années…

— Tu devrais relire Proust.

— Tu m’as dit qu’ils en avaient pas.

— Ils auraient dû. J’ai demandé à Corrina.

— On ne sait jamais, avec Corrina.

— …

— …

— Gertrude, au fait, pour le camion, on fait comment ?

— On attendra qu’ils livrent tout.

— Et pour Patrick ?

— On attendra Patrick aussi. Ils se chargera du reste.

— …

— Au fait, ils applaudissent pour quoi, les gens, à 20h ?

— Il paraît que c’est pour les soignants.

— Mais les soignants de quoi ? Je les vois tous les jours et presque rien n’a changé.

— Gertrude, tu es chez toi avec des…

— Ne me fais pas la leçon, Aymeric !

— D’accord, mais tu ne sais pas…

— Je ne veux pas savoir !

— Bon, très bien. Mais quand il va s’en prendre à toi, tu sauras.

— Qui ça ?!

— Au revoir, Gertrude.

Service confinement, bonjour ! – Episode 2

— Ah, Monsieur, c’est encore vous ?

— Oui, mais c’est encore vous aussi, Madame !

— En effet. D’ailleurs, vous ne m’avez pas dit votre nom.

— Aymeric. Et vous ?

— Corrina. Mais depuis quelques temps on m’appelle Corona. Les préjugés ont la vie dure, vous savez…

— Je comprends. J’ai vu les policiers ce matin, je suis sorti pour trouver des livres. Ils m’ont même pas contrôlé.

— Peut-être qu’ils avaient autre chose à faire.

— Peut-être. Des nouvelles  de Proust ?

— Toujours pas arrivé. J’ai pourtant dit que je le commandais pour vous.

— Pour moi ? Mais qu’avez-vous dit exactement ?

— Disons que j’ai dit que c’était pour un ami.

— Je vois. Puis-je oser une indiscrétion, Madame ?

— Je vous en prie.

— Que faites-vous donc en attendant Proust ?

— Je fais des mots fléchés, force 4, c’est pas facile tous les jours…

— Je compatis. Mon chat m’attend, je vous laisse.

—Au revoir Monsieur. Bonjour Madame !

— Salut Corriana, c’est Gertrude, de la supérette !

— Ça alors, Gertrude ! qu’est-ce qui te prends de m’appeler sur la ligne du service ? Et je t’ai déjà dit que c’était Corrina.

— Oui, bon, c’est la même chose. J’ai perdu ton numéro, figures-toi.

— Et tu pouvais pas venir me le demander ? On bosse ensemble !

— Ben non, je suis confinée dans la pièce d’à côté.

Service confinement, bonjour ! – Episode 1

– Service confinement, bonjour ! Je voudrais savoir ce qu’il se passe.

– Vous êtes confiné, Monsieur.

– Mais pourquoi, exactement ?

– A cause du virus, Monsieur.

– On en a pour combien de temps comme ça, Madame ?

– Au moins 15 jours.

– J’ai le temps de lire Proust, vous croyez ?

– Seulement si vous avez déjà les livres.

– Et si je ne les ai pas ?

– Eh bien, lisez autre chose.

– Je ne peux pas les commander ?

– Si, mais vous allez devoir attendre.

– Combien de temps ?

– Au moins 15 jours.

– Donc même pendant le confinement, je ne peux pas lire Proust.

– Lisez Musso, on en trouve à tous les coins de rue.

– Déjà tout lu.

– Eh bien, relisez-le.

– Je vais essayer. Merci Madame.

– Je vous en prie. Service confinement bonjour !

– Bonjour Madame, je suis bien au service après-vente ?

– Non Madame, vous êtes au service confinement.

– Mais où est passé le service après-vente ?

– On ne vend plus, Madame, il n’y a donc plus besoin de service après-vente.

– Mais alors, comment je peux faire mes courses, moi ?

– Faites-vous livrer, Madame, et restez chez vous. Vous avez quel âge ?

– 86 ans. J’ai pas d’ordinateur.

– Appelez le magasin, ils pourront sans doute vous aidez.

– Je l’ai déjà appelé.

– Et alors ?

– Je suis tombée sur vous.