Les Vieux Normands – Chapitre 7 : Felicia

10 Juillet. Les investigations commencèrent à l’aube. Albert, tout particulièrement, avait besoin d’informations pour lancer le deuxième chapitre de son enquête, faute de quoi on le destituerait de ses responsabilités d’enquêteur. Il se rendit donc dans de petits commerces, et, tel un Socrate des temps modernes, questionna tout le monde sur une éventuelle contrebande locale. Les réactions furent unanimes : la seule réponse des habitants fut leur hostilité manifeste, lâchant invariablement des « je ne connais pas ces personnes », ou, quand Albert se risquait à demander s’ils se sentaient concernés, « cela ne nous regarde pas ». Parfois, le grand vent, qui soufflait par petites bourrasques glacées, semblait la seule réponse aux pérégrinations du journaliste. Luna, de son côté, se rendit au terrain de pétanque pour des résultats similaires. Les quatre joueurs, sans doute réchauffés par le rosé qui régnait encore au fond de quelques verres, la rembarrèrent sans préavis, sans délicatesse, et sans vergogne.

Seul Raymond, qui retrouvait ses manières de village, se trouva sur une piste. Au bar de l’hôtel, où l’amabilité semblait autant en vogue qu’au terrain de pétanque, pourtant reconnu par la profession, il rencontra Jeannot, que l’on surnommait « le vieux Corse ». Jeannot était d’un grand âge indéfinissable. Il disait n’avoir que quatre-vingt-cinq ans, on lui en donnait dix de plus pour son apparence physique, mais vingt de moins lorsqu’on connaissait peu ou prou le personnage. En effet, quiconque le voyait déambuler en s’appuyant sur sa jambe gauche un peu raide – il n’avait jamais voulu de béquille – considérait cet homme comme centenaire. Et comme miraculé, si l’on précisait qu’il tenait une bouteille de pastis à la main. En revanche, l’écouter raconter ses anecdotes en terrasse, à n’importe quelle heure, sous tous les temps, et à n’importe qui, vous convainquait qu’effectivement, le vieux Corse était hors du commun. Ce fut lui qui, d’un ton gaillard, apostropha Raymond : « Savez-vous, cher visiteur, que je suis le seul sportif de l’île à avoir réalisé le Tour de Corse à vélo en quinze jours, là où tous les autres l’ont fait en seize ? » Tonnerre d’applaudissements sur la terrasse. Grand sourire de Jeannot. Raymond le dévisageait, éberlué. Et l’autre continua sur sa lancée : « Tenez, tapez un peu ma cuisse là, voyez, j’ai encore du muscle hein ? Pas autant que le Monsieur de l’Alta Rocca, m’enfin… »Raymond, totalement désemparé, éclata lui aussi d’un grand rire. Puis son esprit lui rappela les raisons de sa visite, et il demanda à Jeannot, qui distribuait tournée sur tournée, des précisions sur ce Monsieur. « Oh, vous savez, c’est sans doute un bon p’tit gars de la ville qui vient profiter du grand air, les urbains adorent notre forêt. Les bandits aussi. Mais ça, évitez d’en parler, ça en fâche certains, si vous voyez ce que je veux dire… »

Raymond voyait parfaitement, malgré l’alcool qui lui brouillait la vue. Il tomba de sa chaise plus qu’il n’en descendit, se heurta à quelqu’un, se fit réprimander, s’excusa, puis sorti rejoindre les autres sur la place. A voir l’air mystérieux de Raymond, les enquêteurs, comprenant qu’ils tenaient une piste, se rassemblèrent au beau milieu du village, sous les battements d’ailes de Snipiou. Raymond expliqua son entrevue avec Jeannot, on se concerta, on s’organisa, puis il fut décidé que Luna et Raymond iraient prospecter dans l’Alta Rocca, et qu’Albert, en compagnie de Snipiou, explorerait ce qui restait du village, à savoir le cimetière. Ce dernier informerait aussi l’AFP (en protégeant ses sources), mais pas la Police locale, soupçonnée d’être de mèche avec des contrebandiers. Ils s’apprêtaient à se séparer lorsqu’ils virent qu’un véritable conciliabule d’habitants s’était formé autour d’eux ; suspicieux, les Aullénois avaient écouté toute leur conversation, et discutaient maintenant dans leur dos en leur lançant dans temps à autre quelque regard sournois. Le trio se dispersa bien vite, mal à l’aise face aux insistances visuelles des habitants.

Raymond et Luna

L’Alta Rocca. Une immense forêt de pins, d’orangers, de citronniers, petits par leur taille mais immenses par leur ombre, projetée à toute heure du jour autour de leurs racines. L’espace idéal pour vivre caché, Luna et Raymond le savaient pertinemment : il ne serait pas aisé de débusquer cet homme, l’homme en noir, qui leur échappait depuis des mois. Ici, un bruissement des feuillages, là, un craquement de brindilles, le doyen et la jeune femme sursautaient au moindre bruit, de peur que l’homme en noir ne surgisse derrière eux, les prenant ainsi à revers. Alors qu’ils cheminaient silencieusement, aux aguets, Raymond sentit une présence derrière lui et se retourna d’un coup, effrayant Luna, qui poussa bien vite un soupir de soulagement : c’était un écureuil qui galopait sur une branche. Aussitôt après, un autre son, plus sourd cette fois, se fit ouïr. Une orange venait de tomber au sol, quelques pas au-devant d’eux. Les deux compagnons s’immobilisèrent. Une autre orange tomba. C’est lui, pensa Raymond. L’homme en noir. Il se dit que Luna devait penser à la même chose. Ils échangèrent un regard et, sans se concerter, coururent en direction du bruit. Ils arrivaient à proximité des oranges tombées au sol, lorsqu’une ombre, bien plus grande que le plus haut des orangers, passa devant eux. Ils reçurent de plein fouet deux oranges en pleine figures, et tombèrent au sol sans connaissance.

Albert et Snipiou

Albert et Snipiou, qui ne se doutaient pas de la mésaventure de leurs compagnons, approchaient du cimetière rapidement. Albert voulait progresser au plus vite : il savait que le temps était compté avant que l’homme en noir n’établisse un plan pour contrecarrer leur enquête, comme sa grand-mère l’avait tenté à Bréauté. Jeanne-Claude n’avait d’ailleurs pas menti lorsqu’elle prétendait n’être qu’un lieutenant : ici, c’était une autre affaire, les trafiquants paraissaient mieux organisés, de telle sorte que nos enquêteurs n’avaient pas encore découvert les manigances liées au trafic de drogue, principale source de revenus de l’homme en noir et ses associés. Cependant, le journaliste était désormais fort d’une autre information : l’homme recherché, Jacques, déléguait apparemment les trafics locaux à divers partisans, et ne s’occupait que de la gestion de l’ensemble. Il n’était donc pas nécessaire de démanteler le trafic pour parvenir à l’homme en noir, mais la tâche s’avérait tout de même nécessaire pour inculper celui-ci et rétablir la santé des milliers de consommateurs à qui la drogue était vendue.

Le grincement métallique de la grille du cimetière arracha Albert à ses pensées. Quelqu’un en sortait. Albert fut soulagé en reconnaissant la silhouette de Pierre, qui vint à sa rencontre d’une mine grave, le visage rougeaud d’un homme qui a courut à en perdre haleine. Il lui expliqua avoir aperçu une inconnue qui rôdait autour de la tombe de sa grand-mère, Felicia, et s’apprêtait visiblement à profaner sa tombe. Ils se précipitèrent tous deux près de la tombe, Snipiou battant furieusement des ailes.

Raymond et Luna

Raymond reprit conscience quelques minutes après s’être fait assommer par une orange. Il regarda autour de lui : personne. A la fois soulagé et frustré que l’homme en noir ait pris la fuite, il appela Luna plusieurs fois. Sans réponse. Son sang se glaça sensiblement. Son esprit refoula un instant cette éventualité, mais un frisson d’inquiétude le força à s’y résigner : Luna avait été enlevée. Par Jacques. Raymond, horrifié, ne réfléchit pas plus longtemps : il se rua vers le cimetière pour prévenir Albert.

Albert, Pierre, et Snipiou

Arrivés sur la tombe de Felicia, ils ne virent d’abord que quelques pierres jetées violemment sur la roche, puis des traces de pas qui conduisaient jusques à un buisson situé non loin de là, en aval du cimetière. Pierre et Albert les suivirent, et manquèrent de tomber nez à nez avec une femme svelte, athlétique, d’une grande taille, et d’une souplesse au moins égale. Elle portait un capuchon qui rendait son visage invisible, et une combinaison vraisemblablement taillée pour le combat. Albert, surpris, voulu battre en retraite, mais Pierre, d’un gabarit plus imposant, flanqua un coup mémorable à la tempe de l’inconnue, qui, en un salto, sortit d’on ne sait où un sabre étincelant et, d’un dégagement rapide, asséna un grand coup en direction de Pierre, à la hauteur de sa jugulaire. Fort heureusement pour lui, Snipiou se trouvait sur la trajectoire, et reçu le coup à hauteur d’aile, ce qui suffit à dévier la lame. Le perroquet, désormais mutilé, s’effondra, laissant place au poing d’Albert qui atteignit leur assaillante directement au visage ; avant de perdre connaissance, elle lança une dernière botte qui blessa gravement Albert au bras droit. Pierre, qui savait la mauvaise volonté de la Police locale, alla chercher corde et soins, tandis qu’Albert gisait à terre, en proie à une vive douleur que ravivait des saignements incessants, de l’avant-bras jusqu’au coude. Snipiou, à ses côtés, caquetait faiblement.

Raymond arriva à ce moment précis. On ne saurait décrire l’affolement et l’effroi qui se peignit sur le visage du grand-père d’Albert lorsqu’il vit son petit-fils à terre, une large plaie au bras. Albert lui décrit l’affrontement, et lui confia, d’une voix obscure, que cette demoiselle était sans doute à la solde de l’homme en noir, l’homme en noir qui, expliqua Raymond d’une voix éteinte, avait enlevé Luna après les avoir attirés dans un impensable guet-apens, bricolé à l’aide d’oranges. Albert entendit, ce qui le mis en état de choc : il ne répondit pas. Pierre revint avec le nécessaire pour soigner Albert : il lui confectionna un bandage de fortune autour de son avant-bras et, avec une vieille écharpe, fabriqua une atèle provisoire. Il désinfecta également la plaie de Snipiou, qui tentait vainement de voler à nouveau sans son aile gauche. Le doyen et le guide du village ligotèrent solidement la femme au capuchon, puis prévinrent les secours que quelqu’un, au cimetière, se trouvait mal en point. Ils s’apprêtaient à tourner les talons, suivis par Albert, lorsque celui-ci remarqua un détail près de la tombe de Felicia. Intrigué, il s’accroupit et regarda de plus près : les pierres utilisées par l’inconnue n’étaient pas de vulgaires cailloux. C’était des pierres rondes, policées, et creuses, semblables à des boules de pétanque inachevées.

Des boules de pétanques.

Le trafic de drogue. Les cartons du sous-sol de la maison, à Bréauté.

Le terrain de pétanque, sur la grand-place. L’hostilité des joueurs.

Albert comprit la manœuvre d’un coup : les malfaiteurs, il en était pratiquement certain, fabriquaient leurs propres boules de pétanques, et y cachaient la drogue à l’intérieur. A cause de leur masse, on ne pouvait rien soupçonner de l’extérieur. Il ne restait plus qu’à prendre un joueur sur le fait, en train d’ouvrir l’une des boules, et le trafic serait révélé au grand jour.

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