Les Cerises – Chapitre 3 : Le mot de passe [Choix 3]

Philippe Grapinet en avait marre d’attendre, même si le temps était suspendu, ce qui signifiait que la notion d’attendre, justement, ne signifiait plus rien. La notion d’attente, elle aussi, était suspendue. Et pourtant, selon l’heure du Gouvernement, ou «heure officielle», il attendait bien depuis vingt minutes à la boulangerie de la ville la plus proche pour demander le mot de passe.

Les boulangeries, grâce à de très puissants syndicats, avaient réussi l’exploit d’être catégorisées comme «essentielles à l’humanité», ce qui leur permettait de poursuivre en toute quiétude leurs activités. Même si, du goût de Monsieur Grapinet, leur «essentialité», comme on disait au Gouvernement, était quelque peu contestable. Toutefois, même si le temps prenait sa pause, les gens, eux, continuaient leurs jérémiades. Il vit ainsi défiler, pendant la vingtaine de minutes mentionnées en sus, un grand-père sourd de l’oreille gauche qui comprenait «pataud» au lieu de «gâteau» et qui, se sentant personnellement insulté, rejoua Desproges au boulanger, plutôt amateur de Coluche. Monsieur Grapinet vit aussi défiler cette dame, avec son parapluie en plein mois d’Août (ou de Juillet, ou peut-être de Mars, avec ce fichu climat, on ne savait plus trop), qui réclama un gâteau justement, mais à la cerise, et on lui dit qu’il n’y avait pas de cerises. Il vit défiler ce petit garçon, entre six et huit ans, qui, visiblement affamé par ses heures de classe, fit l’effort de dépasser tout le monde, mais le boulanger ne voulut rien savoir et le remit à sa place. Même s’il était d’accord, lui aussi, pour dire que l’ennui, ça creuse. Le gamin sourit : il attendit. Il vit lui-même défiler sa mère, sa sœur, et son grand-frère, qui vinrent successivement s’enquérir de sa journée. C’était ainsi, le temps suspendu : on se retrouvait comme on pouvait, où on pouvait, sans se préoccuper de l’heure. Il vit, enfin, ce jeune homme pressé, affairé, pressurisé, même, qui travaillait sans doute au Gouvernement. Il partit sans payer, sans dire au revoir, comme il était arrivé sans parler, sans dire bonjour. D’ailleurs, il rentrait chez lui sans avoir rien acheté. «C’est aussi ça, les mystères du temps, songea Philippe Grapinet. Parfois, les gens viennent et repartent, sans aucune raison».

Puis vint son tour. Lui aussi repartit sans rien acheter. Mais au lieu de repartir chez lui, il se glissa dans l’arrière-boutique. Le boulanger l’avait reconnu : c’était l’homme qui travaillait pour le Cerisier, et enquêtait sur la fausse pastèque (enfin, «fausse» d’après les journaux). D’ailleurs, il avait discrètement commandé un gâteau à la pastèque, lorsque ç’avait été son tour. On n’était jamais trop prudent : qui sait ce que les pendules dirigeantes pouvaient nous réserver. Le boulanger avait donc convenu d’un mot de passe : pastèque. Et gare aux usurpateurs. Quand à la cerise-pastèque retrouvée chez l’homme disparu, ni le boulanger, ni Monsieur Grapinet n’étaient intrigués. Il ne s’agissait sûrement pas d’une cerise. Et encore moins d’une pastèque.

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